Riccardo Muti avouait avant la première de ces représentations romaines ne se sentir prêt qu’aujourd’hui, à 71 ans, à se mesurer à Simon Boccanegra. L’ouvrage n’est certes pas la plus populaire de Verdi ni même la plus connue, mais l’intensité dramatique, la noblesse, les couleurs –en particulier de la version de 1881, reprise ici- en font l’un des grands chefs d’œuvre du maître de Bussetto.
Pour raconter cette histoire complexe, la mise en scène d’Adrian Noble, tout en nous transportant dans la Gênes de la Renaissance et non au XIVe siècle, reste fidèle au livret et dessine avec finesse et grandeur les tableaux qui nous mèneront du sépulcre des Fieschi au tombeau marin de Simon, restituant grâce aux décors d’une élégante froideur de Dante Ferretti et Francesca Lo Schiavo, la splendeur de la cité ligure, entre la richesse (le palais des doges et la chambre de Simon) et le dépouillement (les jardins de la villa des Grimaldi). Et partout, la mer, immobile et scintillante, horizon omniprésent et presqu’insaisissable dont le corsaire devenu doge, mourant, voudrait faire son linceul. Ce cadre classique, sans lourdeur mais efficace, permet au drame d’entamer sa progression implacable, qu’il ne reste plus à la direction musicale qu’à bâtir.
Riccardo Muti entre dans l’œuvre avec une prudence de chat. Econome de ses gestes, il élargit les tempi dès le début de l’opéra, créant une atmosphère funèbre, tandis que sur le plateau, le chœur des plébéiens autour du Pietro correct de Luca dell’Amico, se fait presque trop discret, avant un finale par ailleurs bien enlevé mais hélas gâché par un piccolo très envahissant. Après le recueillement mezzavoce et souvent pianissimo autour du palais-tombeau de Maria Fiesco, Muti et son orchestre se font orfèvres, détaillant la richesse instrumentale de l’œuvre avec un souci du détail captivant, soucieux d’en démontrer la modernité, tout particulièrement dans le prélude marin de l’acte I, aux couleurs presque debussystes. Ce travail de précision se poursuit tout au long de la représentation, y compris dans les tutti, toujours parfaitement dosés (la scène du Conseil).
En état de grâce, les cordes (les violoncelles !) accompagnent avec tendresse les élans amoureux d’Amelia Grimaldi et de Gabriele Adorno. On croit aux personnages délicats que dessinent Francesco Meli et Maria Agresta malgré la raideur excessive de leur jeu. Le timbre du ténor n’est pas toujours très séduisant et la voix se tend parfois, mais quelle puissance, quelle diction, quelle projection, quelle assurance ! Aucune faiblesse ne viendra ternir cet engagement, en particulier à l’acte II où son personnage passe de l’affliction à la colère puis à la prière. Il ne lui manque que d’acquérir davantage de crédibilité dramatique.
Simon, c’est aussi l’opéra de l’amour filial et les retrouvailles du doge avec sa fille disparue serrent le cœur. L’Amelia de Maria Agresta, qui fut l’élève de Kaibavanska, est une révélation. La jeune femme –d’abord hésitante dans son grand air qui ouvre le premier acte- donne à entendre un superbe lirico spinto, maîtrisant parfaitement son émission et son souffle sur toute la tessiture, malgré des dons scéniques hélas assez limités. Ce timbre, cette aisance dans les aigus, cette finesse, cette intelligence, comment ne rappelleraient-elle pas Mirella Freni ? Le public, enthousiaste, ne s’y est d’ailleurs pas trompé.
Tableau désabusé du pouvoir, de ses intrigues et de ses haines, Simon Boccanegra en illustre la violence et la solitude. George Petean incarne parfaitement les ambiguïtés du doge : comme écrasé par une charge qu’il n’a pas voulu mais qu’il assume avec grandeur, son Boccanegra est à la fois autoritaire et velléitaire. Le baryton a la voix du rôle, malgré une tension dans les aigus : Petean est capable de nuances remarquables comme le montre un « Plebe, Patrizi, popolo », impeccable. Accompagnée par un orchestre aussi vénéneux que le poison qu’ingère son personnage, sa lente agonie est particulièrement crédible, jusqu’au déchirant mais apaisé « Maria » qui précède son effondrement, par ailleurs impressionnant, à l’avant-scène. Face à ce doge malgré lui, Quinn Kelsey incarne correctement le mélange d’avidité et de morgue d’un Paolo dévoré d’ambition, mais sa voix, très sonore, est un peu monolithique et manque un peu de nuances.
Grand rôle pour les basses, Fiesco est a priori idéal pour l’Ukrainien Dmitri Beloselsky, à l’instrument impressionnant, qui parvient à couvrir tout le spectre du rôle non sans une certaine instabilité, perceptible dans le registre le plus grave. Dommage que sa gaucherie l’empêche de composer son noble personnage de façon crédible et le prive de l’austère autorité du chef des Patriciens.
Globalement, la grande qualité vocale de la distribution permet de réaliser de superbes ensembles, très équilibrés, au sein desquels chaque voix se distingue aisément. Quant au peuple, l’autre personnage de cet opéra, il est admirablement servi par un chœur qui parvient, après les faiblesses mezzavoce du prologue, à trouver le ton juste dans les scènes spectaculaires –où il est comme d’habitude à son meilleur- mais aussi dans les plus intimes, jusqu’aux dernières notes presque murmurées de cette formidable partition.