Étrange œuvre hitchcockienne que ce Tour d’écrou, où l’on se demande jusqu’à la fin qui est le plus criminel : la gouvernante versatile et fascinante, tout le contraire d’une Mary Poppins, qui s’approprie les enfants pour mieux les contrôler ? Mrs Grose, la femme de chambre engoncée dans une stricte robe noire et dans ses convictions ? Miles, le garçon manipulateur subjugué par Peter Quint puis par son fantôme ? Flora, la fille innocente et diabolique qui ne pense qu’à Miss Jessel, la précédente nurse qui hante également le manoir ? Ou encore Peter Quint, le fantôme qui entretient une relation si trouble avec Miles avant que celui-ci ne le rejette ?
Agatha Christie n’est pas loin, Georges Simenon non plus, au point que l’on s’attendrait à voir l’action se dérouler dans un cadre hyper réaliste à la manière de Roberto Plate (Comédie policière par le groupe TSE). Néanmoins, le magnifique décor onirique d’Alain Lagarde évoque parfaitement – sans vraiment la montrer – la sinistre bâtisse hantée dans les esprits sinon dans la réalité (fenêtre éclairées dans la brume, superposition des arbres du parc au papier peint victorien, meubles en lévitation), et traduit admirablement l’atmosphère malsaine de l’œuvre. En revanche, son efficacité est moindre concernant les moments clé nécessitant un support particulier pour être compris (par exemple la fenêtre, ou le lac) : l’ensemble est efficace et oppressant sans être toujours explicite ni vraiment angoissant.
Le spectacle tourne en France depuis 2011, avec la même distribution (sauf les enfants), mais des orchestres différents. Si on le compare avec les représentations parisiennes de l’an dernier à l’Athénée (voir le compte rendu de Christophe Rizoud), il a beaucoup gagné en profondeur d’expression. Il faut dire une fois de plus qu’une grande salle contemporaine aide à la distanciation propice à ce genre d’œuvre. Les treize musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Massy montrent ici des qualités qui ne sont pas toujours aussi évidentes : certainement la présence de Jean-Luc Tingaud, qui a dû donner un bon tour de vis pour leur permettre de défendre de manière convaincante cette partition difficile, y est-elle pour beaucoup.
L’ensemble de la distribution est toujours aussi remarquable, dominée par Chantal Santon Jeffery qui assume avec une éblouissante santé vocale toutes les facettes du rôle complexe de la gouvernante. A ses côtés, David Curry a beaucoup gagné en Peter Quint : vocalement très convaincant, il a accentué le côté trouble et même ambivalent du personnage. Les enfant (Théophile Baquet-Gonin et Juliette Maes) sont excellents dans la justesse musicale – ce qui est rare – autant que dans l’interprétation scénique. Enfin, le reste de la distribution est tout aussi parfait, Rachel Calloway en Mrs Grose paraît intimement concernée, et Liisa Viinan en Miss Jessel mêle son port altier à une conception du rôle tout en finesse.
Existe-t-il une représentation idéale de cette œuvre étrange et complexe ? Oui, certainement : celle que chaque spectateur construit en son for intérieur, en décidant de la part de rêve et de réalité qui se mêle dans cette trouble histoire de fantôme. L’Opéra de Massy montre une fois de plus, en programmant cette belle production, l’éclectisme et la qualité de sa programmation.
Voir le dossier The Turn of the Screw par Mathilde Bouhon
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