Il est bien difficile, devant cette production, d’oublier que Massimo Gasparon marche sur les traces de son illustre mentor Pier Luigi Pizzi en se voulant maître d’œuvre absolu du spectacle. Le disciple a si bien assimilé les goûts et les procédés du maître que l’on pourrait s’y méprendre et attribuer à l’aîné ce spectacle si élégant. On y retrouve le goût de la symétrie, le dépouillement des éléments de décor, la coupe de certains costumes féminins, et même, par le biais de la transposition, ce dédain des données immédiates du livret au profit d’associations parfois déconcertantes, comme dans ce Tancredi où Pizzi avait remplacé l’atmosphère médiévale par une épure géométrique ponctuée de vestiges massifs de l’antiquité grecque. Ici Massimo Gasparon propose une transposition encore plus saisissante : les légions romaines, qui s’entraînent inlassablement à prendre des poses plastiques dans des uniformes de couleur lilas gracieusement prolongés par un « suivez-moi jeune homme » formant traîne, n’affrontent pas d’irréductibles Gaulois mais des bonzes et des lamas tibétains. Ce parti pris induit une gamme de couleurs et d’accessoires – coiffures, trompes, bâtons – qui permettent de composer défilés et tableaux des plus séduisants. Est-il nécessaire de dire que la cohérence entre ce qui est montré et ce que l’on entend, dans le texte et dans la musique, nous a semblé souvent faire défaut ? Heureusement tout le spectacle ne se réduit pas à cette option si contestable ; l’attirail décoratif ethnique disparu, les colonnes, le portique central et les vêtements du trio amoureux recréent une atmosphère néo-classique beaucoup plus en phase avec l’œuvre, le dépouillement du décor et la géométrie des déplacements laissant entière la charge dramatique des échanges. Celle-ci est du reste assumée au mieux de leurs possibilités par les solistes quand la mise en scène ne leur impose pas de prendre la pose pour composer d’éphémères tableaux.
Digne mais avare d’éclats à cause d’une otite récente le Pollione de Giuseppe Gipali ne déçoit pas sur le plan de la musicalité. Plus problématique est l’Adalgisa de Stella Gregorian : le timbre est beau, la voix prenante, la sensibilité manifeste, mais certains aigus sont escamotés et la virtuosité n’éblouit pas. Pour Hiromi Omura, sa Desdemona in loco laissait espérer une grande Norma. En deux ans, la voix a-t-elle beaucoup changé ? Ce vibrato prononcé, ces flottements dans la tenue ternissent une prestation somme toute honorable, mais où l’artiste donne mainte fois l’impression d’être à ses limites techniques, ce qui n’est pas compatible avec le bel canto. Reste un bel engagement, où les cris de l’interprète deviennent ceux du personnage, en particulier dans le grand trio. Reste aussi, côté hédonisme, l’alliance des deux voix de soprano et mezzosoprano, si délectable. Dans le rôle ingrat d’Oroveso, le timbre profond de Taras Shtoda impressionne, mais c’est au deuxième acte qu’il donne sa mesure, la voix enfin sortie de l’arrière-gorge. Enfin, si la Clotilde de Marie Karall fait regretter la brièveté du rôle il n’en va pas de même pour le Flavio de Guillaume François. Rien à critiquer, en revanche, pour les chœurs, d’une belle précision.
Le bilan paraît donc mitigé : quelques beaux moments ne font pas une réussite. Pourtant, il en est une d’indéniable, et une fois encore c’est à Giuliano Carella qu’on la doit. Il n’est pas des chefs médiatisés à la mode, mais il dirigeait sa première Norma voici vingt-cinq ans. C’est dire que de cette œuvre il a une compréhension qui fait que sa direction, au sens propre du mot, indique le sens. Pour lui, aucun doute, cette œuvre contient la chair et le sang du Sicilien bon teint qu’était Bellini. Dès l’ouverture, c’est l’atmosphère menaçante d’un conflit larvé, avec des accélérations qui entraînent vers une catastrophe, fatalement, et les quelques pauses mélodiques sont autant de leurres impuissants à tromper le destin que les couleurs et les timbres annoncent. Cette lecture tend la musique comme un arc : nul repos dans le rythme soutenu que le chef impose jusqu’au terme de la trajectoire. Privée des lenteurs complaisantes prisées des hédonistes, l’œuvre acquiert la densité et l’impact qui en font ce que Bellini voulait, une « tragédie lyrique ». Dans le carcan de ce mouvement implacable les déplorations ou les souvenirs, comme autant de délectations moroses, ne sont que de fébriles tentatives pour retarder l’inéluctable. Au final la grandeur du sursaut moral de Norma apparaît dans tout son éclat, qui ne doit rien aux dorures du bazar syncrétique qui tient lieu de bûcher final mais tout à une sublimation musicale admirable. Sans doute une bonne part du public a-t-elle apprécié surtout le « dépaysement ». On aimerait croire que la plupart a compris et ressenti la profondeur des choix musicaux, et leur cohérence extrême. Norma au Tibet ? Une farce. Mais Norma dans sa fulgurance tragique, un cadeau de Giuliano Carella. Grazie Maestro !
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