Il n’est pas si fréquent de pouvoir assister, aujourd’hui, à une représentation de The Sound of Music (Oublions le titre français, il est ridicule) et c’est une première à Paris. Depuis le film de Robert Wise, avec Julie Andrews, peu de théâtres s’y risquent. Raison de plus pour courir au Châtelet découvrir sur scène ce chef d’œuvre de la comédie musicale américaine composé en 1959 par Richard Rodgers en collaboration avec son parolier Oscar Hammerstein II. C’est une production splendide à tous les niveaux. Le 13 décembre en matinée l’émotion était grande chez les spectateurs lors du salut final : 10 minutes d’applaudissements d’un public debout ! Impressionnant !
Et il y a de quoi. Que ceux qui craindraient les excès kitch du metteur en scène Emilio Sagi soient rassurés. C’est du grand Sagi, à l’image d’une de ses réalisations les plus abouties : la mise en scène d’une grande zarzuela de la République espagnole, La del Manojo de Rosas, que l’Odéon avait programmée dans les années 90. Son grand métier du théâtre musical populaire « engagé » et sa passion pour le répertoire américain, en particulier l’œuvre de Rodgers & Hammerstein, lui ont inspiré l’un de ses spectacles les plus forts et les plus émouvants. Dès le début, à l’écoute du chœur lointain des nonnes d’un couvent, magnifiquement chanté, hors scène par le chœur du Châtelet, on sait qu’on ne va pas assister à un divertissement anodin. Quelques minutes de méditation où sourd déjà cette émotion qui ne nous quittera plus, alors que va se dérouler entre rires et larmes l’histoire inspirée de la vie de Maria Rainer et de la Famille Trapp prises au piège de l’Anschluss nazi.
Et puis quel plateau : de grands chanteurs d’opéra, de grands acteurs, une chorégraphie brillante et raffinée (Sarah Miles), un orchestre Pasdeloup galvanisé par son chef Kevin Farrell que les musiciens, jeunes et excellents, applaudissent à chaque entrée en fosse, tant il leur fait découvrir de richesses dans cette partition qu’il connaît bien.
Le décor magnifique de Daniel Blanco est impressionnant et astucieux : face à des cieux sereins ou tourmentés, l’herbe verte des collines descend vers l’avant scène dans un cadre architectural imposant où les tableaux s’enchaînent avec une fluidité toute musicale. Les costumes de Jesús Ruiz et les lumières de Caetano Vilela sont à l’unisson. Le miracle opère aussitôt : dès les premières notes, on a déjà oublié toute référence au film et à Julie Andrews !
Il faut dire que Sylvia Schwartz est une Maria exceptionnelle: quelle belle voix de soprano aux aigus lumineux, quelle technique, quel art du chant et du théâtre et quel charme ! Elle incarne le personnage de Maria d’une manière très personnelle et en dessine subtilement toutes les facettes. A ses côtés, Rod Gilfry est, lui aussi, un Capitaine von Trapp de haute stature: on se souvient encore de son Billy Budd à Paris en 1996. Il donne ici une densité exceptionnelle au personnage du Capitaine. A l’écouter, on se rend compte qu’un tel ouvrage, dont la structure se rapproche de la grande opérette viennoise, est magnifié quand il est chanté par de tels interprètes. Son « Edelweiss » distillé à la fin comme un lied de Schubert arrache des larmes et déchaîne les applaudissements. A leurs côtés, Laurent Alvaro, baryton français à la voix ample et aux talents multiples, donne lui aussi, dans un anglais impeccable, une envergure insoupçonnée au personnage de l’imprésario Max Detweiler dont le badinage, voire le cynisme, cache une grande tendresse et une belle générosité. Kim Criswell est une Mère Supérieure drôle et touchante. Son air célèbre « Climb every Mountain » est bouleversant. Elle en domine sans problème la redoutable tessiture et la vaillance de son aigu final impressionne. L’insupportable baronne Schraeder est campée avec élégance par Christine Arand, Frau Schmidt (Lee Delong) est drôle à souhait et James McOran-Campbell incarne subtilement le nazisme ordinaire et rampant à travers le personnage du jeune facteur Rolf. Quant aux enfants, ils sont confondants d’aisance et de professionnalisme : ils ont droit, eux aussi à une belle ovation finale.
C’est au deuxième acte que l’œuvre bascule dans le drame. Les nazis craignent la fuite des Trapp à l’étranger après leur concert au Festival de Klatzberg, placé sous haute surveillance. Emilio Sagi prend alors le risque de faire du public du Châtelet le public même du Festival. Il va jusqu’à placer des SA nazis dans la salle. Pari gagné : cela fonctionne au point de vous donner le frisson et de vous rendre complices. Quant à la scène finale, où Sagi aurait pu sombrer dans le grandiloquent, elle est tout simplement grandiose, à la mesure des œuvres de Rodgers & Hammerstein dans lesquelles sous une apparente insouciance, il y a toujours un volcan qui sommeille.