S’inspirant d’un fait historique, Les Vêpres Siciliennes dont le livret oppose déjà l’occupant français au peuple sicilien pourrait bien à Genève donner lieu à une nouvelle querelle, entre anciens et modernes cette fois. Car, outre l’usage d’une esthétique controversée de la mise en scène, Christophe Loy bouscule les codes du grand opéra. L’ouverture est déplacée au début du second acte et le ballet du troisième perd son caractère purement divertissant. Le pari d’un tel chambardement s’avère risqué d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre méconnue du grand public. Mais l’adaptation habile de Loy est une véritable réussite qui, si elle ne fait pas l’unanimité, prend ici tout son sens.
Les décors épurés de Johannes Leiacker se veulent neutres et intemporels. Un espace lunaire entoure les scènes de foule, un rideau rouge suggère l’intimité du tyran dans son palais, et le timide intérieur d’une maisonnette tapissée de fleurs traduit le bonheur illusoire d’Henri et d’Hélène. Les costumes de Ursula Renzenbrink sobrement conçus souligne le caractère universel de l’œuvre comme l’armée française qui en tenue de gala (smoking), est toujours prête à s’adonner à des réjouissances en tout genre. Quelques toilettes d’époque apparaissent néanmoins durant la scène du bal, non pas pour temporaliser l’œuvre, mais simplement pour répondre aux exigences dramatiques. Des éléments vidéos et photographiques signés Evita Galanou et Thomas Wollenberger qui illustrent la nostalgie d’un pays lointain, la France, ou le souvenir d’une patrie libre, la Sicile, complètent la scénographie.
En ce qui concerne le ballet, souvent supprimé dans Les Vêpres Siciliennes, Loy construit une dramaturgie qui suggère au spectateur des choses non dites. Entouré du librettiste Thomas Jonigk et du chorégraphe Thomas Wilhelm, la danse est envisagée comme « la chance de présenter avec un regard différent, plus léger, les blessures graves ou les futurs évènements qui s’annoncent déjà ». Projetées dans l’enfance de Henri, Hélène et son frère Frédéric, les diverses situations chorégraphiées interprétées par trois jeunes danseurs véhiculent la nostalgie d’un passé idéalisé.
L’opéra qui est représenté dans sa langue originale, le français, bénéficie d’une distribution homogène et de qualité avec deux entrées remarquées au grand théâtre de Genève. Il s’agit tout d’abord du ténor Fernando Portari dont la voix, étendue, laisse entendre des aigus rayonnants et des graves saisissants. Le soin apporté à la déclamation et l’intelligence de son chant font de lui un personnage hautement dramatique. Parmi les passages importants que compte le rôle d’Henri, on retiendra une interprétation toute en finesse de l’air « Ô jour de peine et de souffrance ». Malin Byström rencontre son premier succès à Genève dans le rôle d’Hélène. De par sa nature essentillement lyrique, son soprano s’impose avec aisance. Toutefois, les difficultés qu’elle rencontre durant le boléro dévoilent une technique encore fragile. L’interprétation de Guy de Montfort par Tassis Christoyannis est glaçante avant de devenir attachante notamment durant les duos avec Henri. Quant à Balint Szabo, son timbre profond confère au rôle de Procida une véritable prestance héroïque. Interprété avec noblesse, l’air « Et toi, Palerme, ô beauté qu’on outrage » est somptueux. Les rôles secondaires ne sont pas en reste tant par leur présence scénique que vocale et les chœurs guidés par le chef de chant Ching-Lien Wu en imposent aussi.
En soignant les subtilités et les nuances d’une partition très riche, Yves Abel réussit à rétablir la cohésion d’une oeuvre inégale. Sa direction précise permet à la musique de se déployer magistralement et d’apporter le relief nécessaire aux ensembles qui parsèment l’œuvre. Il n’y a pas de doute, c’est bien du grand opéra qui nous a été donné à voir et à entendre.