Six ans après leur première collaboration, Into the Little Hill conte lyrique créé en 2006, George Benjamin, le compositeur et Martin Crimp, le librettiste ont conçu ensemble une nouvelle œuvre, cette fois de grande ampleur. Written on Skin, inspiré d’une légende occitane, présente quinze tableaux constituant trois parties distinctes qui vont accueillir la narration d’une histoire vieille de huit cents ans : un riche propriétaire propose à un garçon enlumineur d’écrire et d’illustrer sa vie. Sa femme Agnès, illettrée, soumise et insatisfaite, va découvrir, à travers sa rencontre avec ce garçon, le plaisir et le monde, elle va en quelque sorte accéder à la vie. L’opéra raconte la dégradation des relations entre l’enlumineur et son commanditaire, les soupçons puis la jalousie qui s’installe. Le garçon a maintenant achevé son travail : il représente le paradis, enrichi d’enluminures précieusement colorées, et l’enfer, sans illustration mais avec un texte qui décrit les amours d’Agnès et du garçon. Poussé à bout, le protecteur éventre ce dernier et oblige Agnès, dans une sorte de communion diabolique, à manger son cœur présenté dans un plat d’argent. Agnès s’exécute avec délectation, avant de se jeter dans le vide. Fin. Cette histoire étrange et forte est encadrée d’éléments relatifs à notre époque, situés sur les lieux mêmes du drame, avec lequel s’établissent des passages mystérieux que les anges franchissent aisément.
Les sources auxquelles librettiste et compositeur ont été puiser sont multiples : outre la légende médiévale initiale, dont bien des éléments ont été adaptés, Benjamin lui même mentionne sa fascination pour le Pelléas de Debussy, qu’il dirigea à la Monnaie, ou pour Wozzeck d’Alban Berg, qui traitent tous deux de la jalousie poussant au crime. Les sources musicales, quant à elles, seraient plutôt à chercher du côté d’Olivier Messiaen ou de Pierre Boulez. Mais Written on Skin offre sa propre originalité sans avoir besoin de références : la présence agissante des anges, médiateurs entre le passé et le présent, révélateurs des âmes et déclencheurs du drame, la superposition en un même lieu d’événements relatifs à des époques différentes et qui laissent des traces indélébiles sur les consciences constituent autant d’éléments complémentaires, riches d’interprétations possibles et ouvrant des voies. Sur le plan de la forme, ce récit d’une intensité dramatique rare, découpé assez classiquement en trois parties – l’exposition, le développement et le dénouement – sans aucun élément superflu, tendu comme un arc, fait alterner sans solution de continuité narration et représentation. Les personnages racontent leur rôle autant qu’ils le jouent, créant une sorte de pluri-textualité, une superposition des discours, écho à la superposition du temps, qui produit un effet de distanciation puissamment poétique.
Le dispositif scénique conçu par Katie Mitchell et Vicki Mortimer pour représenter tout cela, remarquablement intelligent et efficace, propose une partition de l’espace en six lieux répartis sur deux niveaux : un atelier de restauration d’œuvres d’art où les anges observent et décryptent l’enluminure, un vestiaire, lieu de passage d’une époque à l’autre où les personnages acquièrent leur identité en changeant de vêtement, la demeure du protecteur, avec sa table et son lit, la forêt qui l’entoure, une fenêtre sur le passé, et enfin un escalier d’acier et de béton, lieu de passage en retour et siège du dénouement du drame. Chaque changement de tableau est signalé par un nouvel éclairage permettant de concentrer l’attention du spectateur, de sorte que la linéarité du récit est relativement facile à suivre. La présence du monde contemporain, avec ses lumières froides, n’empêche pas une certaine beauté formelle et un puissant climat de poésie, largement soutenus par la partition. Et lorsqu’arrive la scène finale, la metteur en scène parvient à décomposer le temps et le mouvement en un ralenti cinématographique d’une étonnante virtuosité, projetant le spectateur ébahi dans un monde irréel. Du grand théâtre !
Sur le plan musical, George Benjamin propose une écriture orchestrale fournie mais discrète, un épais tapis sonore qui sert de soutien aux voix et dont les couleurs infiniment variées permettent aux chanteurs une très large palette de nuances. L’usage quasi exclusif de petits intervalles continus, traités avec une infinie tendresse, l’apparition d’instruments inattendus, comme la viole de gambe sollicitée dans les moments d’intimité, ou l’harmonica de verre, une attention de tous les instants à la recherche de timbres originaux, créent un environnement sonore différencié selon le personnage auquel il s’adresse, très propice au développement des voix, sur lequel le lyrisme des chanteurs trouve naturellement à s’épanouir. C’est comme si l’écriture instrumentale était calquée sur l’écriture vocale, pour lui servir d’écrin. Quelques rares moments de forte tension viennent renforcer les éléments paroxystiques du drame et créer un relief sonore fort opportun. Tout cela est remarquablement servi par le Mahler Chamber Orchestra, que la présence du compositeur au pupitre de direction semble avoir doté d’une force de concentration exceptionnelle. Galvanisé par le défi de la création, les difficultés de la partition et peut-être le sentiment de participer à un événement de l’histoire de la musique, l’orchestre se surpasse.
La prestation des trois chanteurs principaux est tout simplement époustouflante, elle aussi. Barbara Hannigan dans le rôle d’Agnès parvient à rendre toutes les étapes par lesquelles passe son personnage avec un très large éventail de couleurs, allant de la résignation totale à la révolte la plus violente, et des moyens vocaux illimités qui se révèlent au fil de l’évolution du personnage. Christopher Purves, le protecteur, réussit à rendre émouvant un rôle fort peu sympathique il exprime d’abord la confiance, la négation du drame qui se prépare, puis les affres de la jalousie et l’ivresse de la colère avec une rare force de conviction. Bejun Mehta enfin, en ange venu d’ailleurs, prête sa tessiture de contre-ténor au personnage de l’enlumineur, révélateur de sens indiquant la voie vers l’avenir. Puissance, richesse du timbre vocal, étrangeté de certaines couleurs en association avec les timbres de l’orchestre, il donne du registre bien particulier de sa voix une utilisation entièrement nouvelle, qui est un des attraits supplémentaire de cette partition vraiment exceptionnelle.
C’est debout et débordant d’un enthousiasme ému que le public du Grand Théâtre de Provence salue en de longs et chaleureux applaudissements à la fois l’œuvre, sa représentation scénique et la performance des artistes.