De Fanchon la vielleuse, vaudeville de 1805, à Linda de Chamounix la route n’est pas directe : Gaetano Rossi s’inspira de La Grâce de Dieu ou La Nouvelle Fanchon, un autrevaudeville à la création duquel Donizetti assista en 1841 et dont le succès perdura presque tout le XIXe siècle. L’intrigue serait digne aujourd’hui de la collection Harlequin et aurait pu alors paraître, comme la mode en était lancée, en roman feuilleton.
Au centre une belle héroïne sur qui vont s’accumuler les épreuves. Pauvre, pieuse et virginale, elle est tour à tour menacée par la concupiscence d’un aristocrate libertin, contrainte à quitter son monde et les siens, obligée de rabrouer l’ardeur de celui qu’elle aime mais auquel le sacrement de mariage ne l’a pas unie, victime d’apparences qui la font méconnaître puis maudire par son père, enfin lâchement trahie par le bien-aimé. Il y a bien de quoi devenir folle ! C’est dans le cadre naturel de ses Alpes natales que les vicissitudes de l’innocente trouveront, Dieu aidant, leur heureuse conclusion. Si l’on ajoute que la cohérence reste lâche à cause des artifices – les revirements de l’invisible mère de Carlo et du marquis sont aussi mystérieux qu’improbables – et des obscurités – pourquoi Linda aurait-elle gagné sa vie à Paris en chantant dans les rues ? – sans oublier l’inconsistance du personnage de Carlo, il n’est pas étonnant que l’œuvre soit rarement représentée.
Or la partition vaut largement mieux que le livret ; entre réminiscences de Lucia et anticipations de Don Pasquale, elle aligne airs pour soprano, ténor et mezzo soprano virtuoses, duos pour voix d’hommes et ensembles des plus intéressants. On ne pouvait donc que se réjouir du courage de l’opéra de Toulon, qui fait entrer l’œuvre à son répertoire.
Première déconvenue, la défection de trois des principaux interprètes prévus, aux noms prometteurs, n’est que partiellement palliée par la qualité des remplaçants. Luigi De Donato (Le Préfet) chante avec goût et exprime justement la bienveillance du prêtre, mais par instants sa voix profonde semble atteindre ses limites. L’émission de Giorgio Casciarri (Carlo), qui ressemble étonnamment à Giuseppe Sabbatini, manque de fluidité et le registre aigu sonne plus tendu que charmeur. Majella Cullagh, qui déjà chanté Linda à Bergame, est dans un bon jour ; la voix s’est agréablement étoffée, les requis techniques sont suffisants et l’incarnation digne de respect sinon électrisante. De la distribution annoncée Stella Gregorian impressionne : de sa voix souple et ambrée elle donne vie au délicat Pierotto, l’adolescent qui veille comme il peut sur Linda. Marcello Lippi ne démérite pas non plus, vocalement, même si son Marquis de Boisfleury manque de relief – le rôle est vraiment ingrat, il faut être odieux et rester sympathique, voire comique. Restent deux chanteurs dont la participation plombe l’ensemble. La voix d’Isabelle Vernet, dans le rôle de Maddalena, semble se dérober à son contrôle et à ses intentions au cours du premier acte. Heureusement, le rôle est succinct. En revanche, celui d’Antonio ne l’est pas ; Roberto Servile nous inflige une émission boueuse, engorgée en permanence, accompagnée d’attitudes scéniques qui semblent inspirées des outrances expressives du cinéma muet.
L’homogénéité, c’est à l’orchestre qu’on la trouve ; Steuart Bedford renouvelle avec les musiciens le partenariat réussi deux ans plus tôt dans Britten : la cohésion, l’expressivité, l’équilibre avec le plateau… Il s’agit là vraiment une réussite globale, de détail et d’ensemble, où les climats successifs sont rendus avec justesse et subtilité. Seul un décalage des chœurs au troisième acte révèle une mise au point peut-être inachevée.
Il faut dire que l’ouvrage est présenté dans une mise en espace, ce qui permet d’éviter l’investissement lourd d’une production scénique complète mais entraîne un temps de préparation réduit. Jean-Philippe Delavault choisit, par une vue des Alpes aux actes I et III et par un espace sobrement meublé à l’acte II, de représenter les lieux de l’action. Les protagonistes sont définis par des costumes que les lumières de Marc-Antoine Vellutini contribuent à mettre en valeur. Ainsi n’est- on pas loin d’une mise en scène et la découverte de l’œuvre en est facilitée. Le public réagit, du reste, et la représentation est ponctuée d’applaudissements.
Pourtant cette rareté n’a pas fait le plein. Pourquoi ? Dans la même salle, Semiramide en version de concert avait attiré les foules, avec il est vrai des têtes d’affiche renommées. On se perd en hypothèses, en redoutant que le demi-succès de ces représentations ne sonne le glas de la programmation ambitieuse qui donne tout son sel aux saisons de l’Opéra de Toulon.
Maurice Salles