En 2007, cette production de Lucia di Lammermoor nous avait plu : non seulement la distribution réunie était de qualité, mais la lisibilité de la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, strictement respectueuse du dramatisme du livret et du lyrisme de la partition, consolait de bien des incongruités. La revoir, sept ans plus tard, est toujours un baume et un motif d’espoir : non, tous les metteurs en scène ne sont pas à ce point convaincus de leur génie qu’ils se permettent de modifier des chefs d’œuvre. Sans doute la plate-forme sur laquelle Lucia fait son entrée dans la scène de la folie sent-elle toujours trop pour nous le praticable de music-hall, mais à ce détail près tout le reste de la conception entraîne l’adhésion par sa profonde cohérence. Les feuilles mortes qui jonchent le plateau, symboles d’une fragilité mortelle, semblent chues des arbres à demi dépouillés portés par les panneaux signés Jacques Gabel. Ils enserrent l’espace, témoins omniprésents, mystérieux et désolés, quels que soient les lieux représentés, rendus troublants, voire menaçants, par les lumières de Roberto Venturi. Les lieux successifs, auxquels on accède par de brefs précipités, sont plus suggérés qu’indiqués, et cette retenue laisse la place vacante pour l’imagination du spectateur. Même les costumes de Katia Duflot, qui tendent à dater la transposition comme contemporaine de la création de l’œuvre, induisent à l’hésitation : les voiles flottants que portent les dames, pour la cérémonie, conviendraient aussi bien à des vestales qu’à des châtelaines gothiques. Cela suffit à éloigner le réalisme des choses pour laisser régner celui des sentiments, ou du moins la création artistique qui amène à y croire.
Pôle du romantisme musical, comme le rappelle dans le livret de salle une intéressante synthèse de Lionel Pons, Lucia de Lammermoor est devenue pour le public l’œuvre dont le rôle-titre peut consacrer ses interprètes. Maurice Xiberras avait choisi, comme tête de distribution, Eglise Guttierez, Lucia confirmée. Las, une otite la contraignit d’abandonner voici quelques jours. Et ainsi le malheur de l’une fit le bonheur de l’autre : prévue en seconde distribution, la soprano tchèque Zuzana Markovà se retrouve en première ligne. Est-elle galvanisée par les circonstances ? Peut-être. Mais même en l’admettant, car sa performance a été littéralement éblouissante, on se gardera d’oublier qu’il s’agit d’une prise de rôle et que la même a assuré la générale la veille en chantant à pleine voix. Or, que donne-t-elle à entendre et à voir ? D’emblée, et tout au long du spectacle, une Lucia qui ne cesse de sidérer par ce que l’interprète semble avoir compris et du rôle et d’elle-même. La voix est bien projetée, d’une homogénéité rare, avec un médium assuré et un registre grave consistant, et une extension vers le haut qui mène à des aigus brillants, fermes, et si longuement tenus qu’ils révèlent une gestion magistrale du souffle. Les piani sont délicats, les trilles précis et déliés, la justesse indiscutable, la grâce physique évidente et la sensibilité de la comédienne, dont la démarche frôle par instants la chorégraphie, donne à son jeu et à son chant une intensité suggestive. Dès lors, la virtuosité cesse d’être la démonstration superlative d’une hyperqualification : elle devient l’expression allant de soi des exaltations ou des douleurs d’une âme tourmentée.
Il en est de même pour Edgardo, l’amoureux, et, dans une moindre mesure, pour Enrico, le mauvais frère. Mais quels que soient les mérites de Giuseppe Gipali, qui vient crânement à bout des embûches destinées à Duprez ou de Marc Barrard, dont finalement le personnage d’Enrico, ce faux dur, ne souffre pas trop d’un léger déficit de mordant, ou encore de Wojtek Smilek, déjà Raimondo en 2007, l’éclat de Markovà offusque le leur, car leur chant et même leur jeu paraissent paradoxalement moins aisés que ceux de leur benjamine. En revanche Lucie Roche et Stanislas de Barbeyrac, que leurs courts rôles d’Alisa et d’Arturo exposent moins, ne pâlissent pas de l’éclatant voisinage. Quant à Marc Larcher, l’indiscret Normanno, son timbre n’a pas gagné en séduction depuis La Straniera. Renforcés, éloquents, disciplinés, les chœurs sont un atout du spectacle. Dans la fosse, un chef chevronné qui connaît bien l’orchestre et le répertoire, et que des belcantistes reconnus comme Mariella Devia apprécient, Alain Guingal. Aussi plus d’une fois on s’interroge : comment ne se rend-il pas compte que le volume sonore provenant de la fosse est trop élevé ? A effectif égal à celui prévu par Donizetti, l’évolution de la facture des instruments a entraîné une hausse notable de ce volume. Tenir compte de ce facteur ne contribuerait-il pas à faciliter la tâche de certains chanteurs, dont l’expressivité ne pourrait qu’y gagner ? A ces réserves près, on souligne avec plaisir les interventions « solistes » de la harpe, de la flûte, de la clarinette et du violoncelle, beaux passages lyriques dans une exécution globale de bonne tenue. Au rideau final, c’est le triomphe absolu pour Zuzana Markovà. Nous avons vu naître une étoile ! Elle a à peine vingt-cinq ans. Puisse-t-elle briller longtemps !