La Serva Padrona et Acte sans paroles : ce programme inattendu repose, comme à l’époque de Pergolesi, sur la pratique, ici renversée, qui consistait à insérer entre les actes d’un opera seria une œuvre d’un caractère bouffe. Comme La Serva Padrona devait détendre les spectateurs pendant le drame Il Prigionier Superbo, l’ Acte sans paroles I de Beckett apporte une touche dramatique, voire tragique, entre les deux parties de la comédie. C’est tout le talent des concepteurs du spectacle, donné sans entracte, de réussir le passage d’une œuvre à l’autre en réduisant de façon paradoxale le sentiment de hiatus.
La cohésion est d’abord assurée par le décor de toiles juxtaposées composé par Benito Leonori. Quand il en relève des pans, dès le début, elles forment l’auvent du chapiteau d’un cirque dont Uberto est le patron et Serpina l’écuyère. Pour l’acte de Beckett, rabattues et tombant du haut des cintres, elles ferment l’espace désertique où le personnage est enclos. Un passage au noir permet le changement. Aux harmonies de Pergolesi succède alors, d’abord en sourdine, le commentaire musical de Paolo Marzocchi ; de courte durée il sert d’introduction quasi cacophonique au malaise créé par la vision de l’homme condamné à se heurter sans trêve et sans succès aux limites de sa condition, rôle très physique dont le mime Jean Méningue s’acquitte avec une efficacité et une expressivité admirables. A la fin de cet intermède, quand le noir se fait sur cet homme qui a mesuré son impuissance dans l’univers mais qui, malgré tout, continue d’être là, les instrumentistes dans la fosse s’accordent et le retour à l’univers musical de Pergolesi est assuré, tandis que les toiles reprennent leur disposition initiale.
Froides et sans pitié – aurait pu dire Valéry – pour l’acte de Beckett, les lumières d’ Alessandro Carletti soulignent l’éclat des costumes conçus par Benito Leonori pour La Serva Padrona, en fonction de la vision développée par le metteur en scène Henning Brockhaus. On l’a signalé, il situe l’œuvre de Pergolesi dans un cirque ; cela lui permet d’aligner de panneaux annonçant les attractions – au nombre desquelles Serpina – et de peupler la scène de personnages divers, fantasme érotique de dominatrice, clowns et jongleurs. Dans cette animation colorée et mouvementée se joue l’acte final d’une relation ancienne à laquelle l’homme ne changerait rien si la détermination implacable et la rouerie de sa partenaire ne l’amenaient, malgré ses poses avantageuses et les paillettes de son habit de dompteur, à être le jouet et puis la proie de celle-ci. Mais le doute survient : et si cet épisode et sa fin heureuse n’étaient en réalité que la conclusion d’un rapport sadomasochiste ? L’ambigüité de la relation entre Uberto et Serpina est clairement mise en lumière par les attitudes, les regards, les caresses esquissées ou réprimées. Sera-t-il permis de regretter que l’agitation inhérente à la vie d’un cirque détourne parfois l’attention, comme si elle était destinée à suppléer on ne sait quelle carence de la musique ? La densité théâtrale et musicale de l’œuvre est telle que nous la verrions aussi bien en huis clos – ce qu’elle est d’ailleurs. De plus ce choix d’ouverture sur l’espace extérieur ne prive-t-il pas la dernière scène de l’intimité nécessaire à la fusion que la musique réalise, quoi qu’on pense du caractère conventionnel de ce final ?
Les interprètes s’engagent à fond dans la conception du metteur en scène. Vespone devient par l’art de Jean Méningue un frère de Gelsomina, présence pathétique et troublante. Uberto reçoit de Carlo Lepore la présence imposante qui devrait en faire un maitre indiscuté, et le chanteur, qui sait exprimer l’irritation impuissante du personnage, démontre dans ses deux airs qu’il maitrise la précision et l’agilité souhaitables. Alessandra Marianelli, enfin, a la séduction physique qui explique sans peine que l’affection du tuteur glisse vers la concupiscence ; quant à son chant, hormis quelques lueurs métalliques fugitives dans l’aigu, il se colore exactement et souplement de la détermination, des chatteries et des feintes de Serpina.
Le plateau est suivi avec la plus étroite attention par Corrado Rovaris, à la tète de l’Accademia Barocca de I Virtuosi Italiani, ensemble à géométrie variable où se retrouvent depuis des années des musiciens familiers du répertoire. Renouant avec ses premières amours le chef dirige depuis le clavecin ; loin des contrastes excessifs, il imprime à la musique une pulsation vibrante sans jamais se départir d’une extrême précision. Cette belle réussite rejoint dans les ovations du public du théâtre Pergolesi celles dédiées aux chanteurs. Cette année encore l’hommage rendu au compositeur par sa ville natale s’annonce à la hauteur !