René Jacobs avait déjà produit et dirigé deux opéras comiques de Telemann aux Innsbrucker Festwochen der alten Musik : Die wunderbare Beständigkeit der Liebe en 1994 et Der geduldige Sokrates en 2007, révélant la veine lyrique si inventive de ce compositeur très fécond. Plus de 4000 œuvres à son actif dont 50 à 70 opéras, principalement des intermezzi ou des opéras bouffesen un acte, ainsi que des œuvres plus ambitieuses mêlant buffo et seria. La plupart des partitions ont été perdues et seules une quinzaine de celles qui subsistent sont complètes. Alessandro de Marchi a repris le flambeau cette année en présentant l’un de ses trois opera seria : Flavius Bertaridus, König der Langobarden. Cette œuvre foisonnante d’idées et particulièrement émouvante n’en est que plus précieuse. Elle ne compte pas moins d’une quarantaine de numéros : récits, airs, ariosi, duos et chœurs, pour près dequatre heures de musique qui passent comme l’éclair. Le chef dirige avec brio et raffinement, depuis le clavecin, son Academia Montis Regalis toujours en progrès. Il souligne avec bonheur les contrastes stylistiques (rythmes de danses à la françaises, arie à la napolitaine, contrepoints allemands) et l’extrême variété des couleurs instrumentales, faisant valoir les grands moments de lyrisme et les finesses du livret.
Ce nouvel opéra avait tout pour plaire au public de la création, très attaché aux valeurs démocratiques si bien défendues par le Régent, à Hambourg. Il raconte l’histoire de Flavius Bertaridus, roi médiéval détrôné par le tyran Grimoaldus, qui parvient non sans peine, avec l’aide de son fils Cunibert et sa femme Rodelinda, à triompher de l’usurpateur et à rétablir dans son royaume justice, liberté et égalité. On était en droit d’attendre que le metteur en scène s’efforce de mettre en valeur un ouvrage aussi important oublié dans les tiroirs durant 273 ans mais l’on comprend dès l’ouverture du rideau qu’il n’en sera rien.
Car Mathis Neidhardt a décidé de faire régner la laideursur scène avec un lugubre décorunique, réalisé par l’Opéra de Hambourg (tout comme les costumes) : une pièce aux couleurs sales et privée de fenêtres, où le metteur en scène Jens-Daniel Herzog laisse libre cours à ses fantasmes. Citons, parmi les nombreuses métamorphoses aberrantes subies par le livret, la scène où, dans la salle des fêtes du palais royal, Grimoaldus, applaudi par l’assistance, se livre à l’un de ses plaisirs favoris, tuant d’un coup de pistolet un prisonnier qu’on vient de torturer. Ou encore celle où Flavia repousse les assauts d’Orontes devant les WC d’un bordel où les ivrognes défilent pour vomir. Enfin celle où Grimoaldus a pris en otage Rodelinda, devenue l’indicatrice de son royal époux : il la viole àplusieurs reprises dans la chambre à coucher d’un hôtel de passe où il la retient prisonnière avant de la brûler méthodiquement avec sa cigarette. Cette ignoble caricature du tyran, comédie grotesque sans aucun rapport avec le texte et la musique, nuit gravement à la qualité de la production qui sera pourtant reprise telle quelle à Hambourg.
On en sait d’autant plus gré aux chanteurs de leurs prestations musicales et vocales. La plupart des airs présentent en effet de redoutables difficultés, tant par leur longueur exceptionnelle (nombreux da capo) que par leur extrême virtuosité. Acteur confirmé, Antonio Abete, en Grimoaldus, se plie à toutes les exigences de la direction d’acteurs. A ses dépens. Ses airs, pourtant chantés avec une maîtrise, un soutien irréprochables et une parfaite articulation, s’en ressentent : chantée à quatre pattes, une putain sur le dos, la voix ne peut se déployer librement dans l’aria du deuxième acte. Jürgen Sacher, ténor lyrique à la voix souple, au timbre généreux, et Ann-Beth Solvang, mezzo-soprano au très large registre, dont la voix s’est encore assouplie et étoffée depuis l’année dernière*, incarnent les deux autres personnages totalement sacrifiés de cette production : Orontes, général de Grimoaldus, devenu un chef de la policesadique et pervers, et Flavia, épouse ridiculisée et avilie. Tous deux sauvent toutefois la mise par leur science du chant.
Les autres personnages souffrent moins d’un tel traitement. La jolie voix pure à peine formée de Katerina Tretyakova, en Cunibert, manque de stabilité durant le premier acte, puis s’affirme en même temps que son personnage d’adolescent prend de l’assurance. Nina Bernsteiner (annoncée souffrante, de même qu’Ann-Beth Solvang) donne d’abord des signes inquiétants de fatigue vocale, mais retrouve peu à peu ses moyens si bien que sa Rodelinda finit par captiver. Le contre-ténor David DQ Lee, qui interprète un Onulfus insolite mais non dépourvu de charme, utilise judicieusement la voix mixte dans ses aigus et son timbre doré n’est pas sans rappeler celui de Maîte Beaumont qui pour sa part fait preuve d’une aisance et d’une musicalité éblouissantes. Son Flavius tout feu tout flamme domine d’ailleurs la distribution.
Le public, qui ne s’est pas laissé abuser par la pantalonnade à laquelle il vient d’assister, fait un triomphe aux chanteurs, au chef, à l’orchestre et aux excellents chœurs mais accueille par une large brassée de huées l’équipe en charge de la réalisation. Maigre consolation. Rarement on aura vu un chef d’œuvre ressuscité avec tant de soin et d’amour massacré sur scène avec autant d’obstination.
* Elle chantait le rôle d’Argene dans L’Olimpiade de Pergolesi (cf. notre compte-rendu)