Une chanteuse d’opéra capable d’être aussi parfaite dans le grand répertoire que dans l’opérette, on en connaissait une : Felicity Lott, qui après avoir admirablement servi Richard Strauss, fut mémorable en Belle Hélène et en Grande-Duchesse de Gérolstein. Mais deux comme elle, ce serait vraiment mieux.
Véronique Gens, on la connaissait en tragédienne (quatre disques l’ont prouvé), on l’a entendue défendre des rôles tout à fait sérieux, chez Mozart notamment. Oui, mais voilà : grâce au Palazzetto Bru Zane, on commence à découvrir qu’il existe aussi une autre Véronique Gens, qui est capable d’amuser et de s’amuser, celle qui vient d’enregistrer O mon bel inconnu de Reynaldo Hahn, celle que dévoile le récital « Une nuit d’été », rôdé fin août à Montmorillon et à Annecy. C’est la révélation que confirme le concert donné à Venise : il y a deux Véronique Gens, et c’est vraiment mieux.
La tragédienne est toujours là, et bien là. Faire chanter La Chanson perpétuelle d’Ernest Chausson à celle qui interprète superbement le Poème de l’amour et de la mer, cela tombe sous le sens. Et comme on pouvait s’y attendre, le texte de Charles Cros transfiguré par la musique de Chausson lui va comme un gant, par le format vocal que l’œuvre appelle, et surtout par les affects qu’elle convoque, offrant à Véronique Gens l’occasion de se montrer bouleversante.
Partant de là, d’autres œuvres pour voix et quintette avec piano s’imposait. Fauré a lui-même arrangé sa Bonne Chanson pour cette formation, et il en a été retenu ce poème dont Reynaldo Hahn fera « L’Heure exquise ». De Guillaume Lekeu, on entend « Nocturne », qui a pu donner l’idée de composer un programme autour de la nuit, qu’elle soit amoureuse, douloureuse, ou joyeuse… « L’île inconnue » n’a guère de nocturne que son appartenance aux Nuits d’été, mais cette partition colle tellement à Véronique Gens qu’il aurait été dommage de s’en passer. Seul reproche qu’on formulera d’ailleurs à l’adresse de ce récital : il aiguise l’appétit de l’auditeur en proposant un numéro tiré d’un cycle (plus qu’au Berlioz, on songe au Lekeu et surtout à la fort belle mélodie de Ropartz) mais lui laisse le soin de poursuivre ultérieurement l’exploration de l’œuvre entière.
Et comme le répertoire du XIXe siècle pour voix et quintette est assez limité. Alexandre Dratwicki a donc fait le choix, et ce n’est pas la première fois, de transcrire tout le reste du programme pour cette formation. Transcriptions qui participent plus souvent de la réduction pour cinq instruments à partir de partitions pour orchestre, comme pour la mélodie « Désir d’orient » de Saint-Saëns, qui reprend la première partie de l’ouverture de La Princesse jaune ; quand la soprano cesse de chanter, l’ensemble I Giardini continue sur sa lancée et va jusqu’au bout de cette ouverture japonisante, concluant ainsi la première partie du concert.
De ces transcriptions, on admire particulièrement le chic qu’elles apportent au morceau le plus inattendu : La Vie en rose. Sans chercher à imiter quiconque, Véronique Gens aborde cette chanson avec ses propres moyens et avec cette distinction qu’elle prête à tout ce qu’elle aborde, en respectant strictement la mesure et les notes, là où Edith Piaf s’autorisait diverses libertés. Et le tapis instrumental que les Giardini déploient sous ses pieds séduit par une élégance quasi viennoise, qu’on croirait sortie de la plume d’un Franz Lehár.
Le changement d’humeur avait été annoncé par un sémillant extrait du premier quintette de Charles-Marie Widor, œuvre de jeunesse composée sous le Second Empire qui évoque plus l’ouverture d’une opérette que les pages les plus connues de l’organiste de la IIIe République. Une fois déboutonnée, la chanteuse ne s’arrête plus en si bon chemin, et laisse éclater l’autre Véronique Gens, celle qui met une joie de petite fille à distiller les couplets coquins de L’Amour masqué. A l’heure des bis, la soprano reviendra aux choses sérieuses, avec « Après un rêve » plein de pudeur et de délicatesse, pour montrer ensuite son autre visage en redonnant « La Vie en rose ». On se dit qu’Alexandre Dratwicki, tant qu’à faire, aurait été bien inspiré de transcrire aussi « Je ne suis pas ce que l’on pense, je ne suis pas ce que l’on dit » de Trois Valses, repris après Yvonne Printemps par Régine Crespin ou Felicity Lott, car Véronique Gens y serait forcément épatante. Enfin, décidément la chose est claire : deux, c’est vraiment mieux.