C’est en Suisse – et non en France…- où il faut se rendre pour assister à la création mondiale d’un opéra en français d’un compositeur français majeur. Marc-André Dalbavie est issu de ce que l’on appelle « l’école spectrale », école typiquement française qui aime à explorer « l’intérieur du son », le spectre harmonique, le timbre et à déployer des nappes sonores dans le temps et l’espace (une définition qui colle aussi à certaines œuvres de Ligeti, ou plus encore à Giacinto Scelsi). Gérard Grisey et Tristan Murail en sont les représentants majeurs et Marc-André Dalbavie, en quelque sorte, l’un des « héritiers ». Si ce courant a beaucoup innové en termes de recherche sonore, s’il s’est beaucoup exprimé à travers la musique instrumentale, parfois avec l’apport de l’électronique, s’il n’a pas négligé la voix, il ne s’est par contre pratiquement pas illustré dans l’opéra. C’est donc avec une grande curiosité que l’on découvrait de l’ouvrage de Marc-André Dalbavie à qui l’on doit par ailleurs de superbes partitions pour orchestre dont Color ou Rocks under the water par exemple.
Avec ce Gesualdo, on reconnaît parfaitement le style du compositeur : sonorités rutilantes de l’orchestre, nappes sonores s’étirant en se modifiant dans le temps, ce qui n’exclut pas des passages d’un grand dynamisme et d’une certaine virtuosité (on reconnaît même, au début du deuxième acte, une « citation » de sa Sinfonietta : un même accord répété en decrescendo, que l’on retrouve également dans Color, et qui pourrait donc bien constituer une sorte de « signature » du compositeur). Côté chant, c’est le lyrisme qui prime mais sans que cela ne nuise à la compréhension du texte. Il y a là un savant équilibre entre musique et paroles que n’aurait pas dénié un Richard Strauss par exemple.
Dalbavie cite quelques extraits de compositions de Gesualdo interprétées par un petit groupe de chanteurs mais intégrés dans son propre vocabulaire. Le résultat est vraiment admirable et ne constitue aucunement un acte gratuit.
Autre atout majeur de l’ouvrage, un superbe livret de Richard Millet dont la qualité du découpage dramatique et la beauté du texte est un régal. Enfin, le sujet, original (bien que déjà traité par d’autres compositeurs contemporains comme Schnittke, Sciarrino ou Francesconi) se fondant sur le compositeur de la Renaissance Gesualdo, autant connu pour ses incroyables madrigaux que pour sa vie torturée puisqu’il assassina sa femme et l’amant de celle-ci. Mais ce n’est justement pas cet épisode fameux que Dalbavie et Millet ont retenu pour leur opéra. Cela eut été trop facile, trop « XIXe ». Ce qui les a intéressés, c’est le Gesualdo d’après cet événement, le Gesualdo vieillissant, repentant et amer, s’infligeant des séances de flagellation masochistes, entourés d’éphèbes plus ou moins consentants, ou encore ayant du mal à tisser des liens pacifiés avec sa seconde femme, son fils et sa belle-fille. Les thèmes du remords, du pêché, de la paternité sont ainsi omniprésents.
Tiraillé entre la raison (entretenue par un abbé) et les pulsions (sexuelles, ravivées par l’arrivée d’une nouvelle domestique, fort charmante), c’est un être complètement torturé qui nous est montré, sans la moindre concession, et avec une crudité des situations, et parfois des mots, tout à fait impressionnants. La mort rode également tout au long de l’ouvrage qui se termine d’ailleurs sur un monologue crépusculaire de Gesualdo, ce qui évite de montrer une agonie qui, là aussi, eut été trop facile.
L’interprétation bénéficie de la caution du compositeur puisque celui-ci dirige lui-même son ouvrage avec une parfaite assurance. L’orchestre de l’Opernhaus de Zürich se montre attentif et somptueux de bout en bout.
La distribution est de haut vol. Nous devons avouer combien nous sommes admiratif de ces chanteurs se lançant dans l’aventure d’une création mondiale : ne bénéficiant d’aucune référence, d’aucun enregistrement pour aider à la mémorisation de leur rôle, ces artistes sont à louer ne serait-ce que par cet « exploit ». Et d’exploit, il s’agit bien concernant le personnage de Gesualdo, tant le rôle, très long, est exigeant musicalement et scéniquement. Rod Gilfry se montre à la hauteur du défi. Sa stature vocale et sa présence scénique font merveille. Certes, les parties les plus lyriques et certains aigus lui posent aujourd’hui problème, mais ces fêlures collent avec le personnage et n’enlèvent pas grand chose à une prestation vraiment admirable.
Liliana Nikiteanu incarne Eleonora, la deuxième femme de Gesualdo, avec un certain aplomb malgré un timbre un peu sourd. Le fils de Gesualdo, Emmanuele, est parfaitement interprété par le beau ténor Benjamin Bernheim tandis que la femme d’Emmanuele, Polissena, est elle aussi parfaitement tenue par le soprano beau et puissant de Marie-Adeline Henry. Pleinement convaincants encore l’abbé de Konstantin Wolff, la servante Francesca d’Hélène Couture ou le valet de chambre de Gabriel Bermudez. Très bon également le sextuor des « madrigalistes » à qui sont confiés les extraits de compositions de Gesualdo.
L’Opernhaus de Zürich a eu l’heureuse idée de confier la mise en scène au couple Moshe Leiser-Patrice Caurier, à qui l’on doit tant de réussites. On citera pour notre part de mémorables Troyens de Berlioz à Lyon en 1988, spectacle inoubliable par sa beauté esthétique, l’intelligence et la profondeur du propos ainsi que la remarquable direction d’acteurs (le tout étant à mille lieux de l’assez indigent travail de Yannis Kokkos au Châtelet pour la production dirigée par Gardiner).
Avouns cependant que, pour ce Gesualdo, nous n’avons pas été totalement emballé par le couple franco-belge. Si la scénographie réussit pleinement à traduire l’aspect sinistre et glauque de la trame, l’aspect purement plastique est assez peu séduisant avec ces arbres coupés et couchés côté jardin (l’abattage d’arbres est certes évoqué dans le livret mais sont-ils un élément déterminant ?…) ou cette colonne sans grâce isolée au milieu du plateau. De même, avouons notre incompréhension face à ces lances plantées sur le plateau ici ou là ou sur la présence d’une statue d’un cheval grandeur nature…
Le parti-pris de ne pas offrir une reconstitution historique est par contre louable. Ainsi, Gesualdo est bien habillé avec la fraise dont on le voit vêtu sur les différents tableaux d’époque (tableaux que l’on voit d’ailleurs sur scène), mais le mobilier flirte davantage avec le XVIIIe siècle (les portes et leurs poignées, le canapé…) tandis que, comble de l’anachronisme, un piano droit trône sur scène tout au long de l’ouvrage, tout d’abord entier, puis détruit en mille morceaux au dernier acte. Beau symbole du compositeur devenu « muet » et impuissant à la création (même si la vision d’un Gesualdo penché sur son clavier avec chandelier posé sur le couvercle flirte avec le cliché…). Superbe idée encore que ces « boîtes » s’incrustant dans l’univers de Gesualdo par le dessous de la scène ou depuis les côtés : elles accentuent l’enfermement mental de l’artiste dans son passé. Tout ce qui n’est pas en rapport avec ce passé n’est que fugace et temporaire et donc, disparaît pour ne laisser Gesualdo que face à lui-même et ses blessures (les lances ? les arbres coupés ?…).
Enfin, et comme toujours avec Moshe Leiser et Patrice Caurier, la direction d’acteurs est particulièrement fouillée et élaborée. Accentuée à l’acte II par la projection vidéo en direct des visages des chanteurs sur les murs du décor, elle rend l’histoire pleinement palpitante.
Grande réussite donc, et surtout, belle symbiose entre les différents protagonistes. Le travail d’équipe crève les yeux et les oreilles pour offrir une soirée enchanteresse au service d’une superbe partition que l’on espère entendre et voir en France.
Prochaines représentataions : 19.10.2010, 23.10.2010, 29.10.2010, 31.10.2010 et 06.11.2010.
A venir sur forumopera.com : une interview du compositeur Marc-André Dalbavie.