Le risque que courent les théâtres « de répertoire » (qui jouent chaque soir en faisant tourner les mêmes production sur plusieurs saisons), c’est de sombrer dans la routine. On n’en a pas été très loin pour cette reprise de Salomé dans une production sans grand intérêt de Sven-Eric Bechtolf qui n’a, en outre, visiblement pas assuré la reprise à en juger par les déplacements parfois erratiques des chanteurs sur scène. Quelques beaux gestes néanmoins, de ci de là, mais c’est peu pour captiver, d’autant que le décor sans aucun caractère et des costumes assez laids n’aident pas à retenir l’attention. Surtout, Bechtolf n’a rien à dire sur cet opéra, il se contente d’illustrer (et cela devient presque ridicule dans la « Danse des sept voiles »…), le tout est d’une platitude navrante.
C’est dans ce pauvre écrin que Nina Stemme réussit l’exploit de captiver de bout en bout. Dans une forme superlative, elle donne tout : la voix est d’une solidité sans faille, du sol bémol grave, particulièrement présent, à l’aigu qui semble inaltérable tandis que la ligne de chant est de toute beauté. Elle ne fait qu’une bouchée du rôle, telle une ogresse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, Stemme est en effet plus proche de Karen Huffstodt (la Salomé, en français, de Nagano) que de Montserrat Caballé, ce qui est une approche particulière du personnage, plus femme qu’enfant. A bien des reprises on a eu l’impression d’entendre Brünnhilde, le fille de Wotan au lieu de celle d’Herodias, mais la manière dont la soprano s’empare du personnage est malgré tout assez impressionnante. Le début de la scène finale notamment la voit déchaînée, ce qui en fait un moment anthologique, inoubliable.
Dans un écrin scénique si vide, une direction d’acteur absente et une prestation si colossale de Stemme, difficile pour les partenaires d’exister… De fait, le Jochanaan de Evgueni Nikitin se contente de bien chanter, ce qui est déjà beaucoup. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke fait de même, ce qui, pour le coup, est un exploit tant le rôle d’Hérode est souvent malmené. Le personnage ne sort pourtant pas de la convention, tout comme l’Hérodias très traditionnelle de Hanna Schwarz. Remarquable par contre le Narraboth de Benjamin Bernheim (c’est d’ailleurs lui qui recueille la plus grande ovation après Stemme). Voix superbe, beauté de la ligne : il serait temps que l’on confie à ce jeune chanteur des premiers rôles à sa mesure. Le page d’Anna Goryachova est également somptueux (elle est une magnifique Pauline dans La Dame de Pique jouée actuellement). Très bons seconds rôles également.
Sans doute Alain Altinoglu a-t-il voulu répondre à l’ampleur de la voix de Nina Stemme par une sonorité orchestrale très opulente. Et l’on ploie effectivement sous cette masse (de très belle facture : l’orchestre est superbe) mais au risque de l’uniformité : peu de nuances, peu de mystère, peu de sensualité, sans ce parfum de décadence très fin de siècle qui suinte de toutes parts dans cette partition. Il est dommage que cette lecture n’ait été que « physique ». On n’était ce soir pas loin d’Elektra…