Salle comble pour le retour d’Edita Gruberová à Paris qui a offert un fabuleux concert à la veille de son 63e anniversaire, soutenue par l’Orchestre Philarmonique d’Oviedo, sous la direction de Friedrich Haider.
L’histoire d’amour entre le soprano slovaque et le public français n’est qu’épisodique. En France, ses débuts remontent à 1976 avec une version concertante de Die Schweigsame Frau de Richard Strauss (rôle-titre). Puis, ce sera une fabuleuse Reine de la nuit (La Flûte enchantée) en 1982 au Festival d’Aix-en-Provence. Viendront ensuite Violetta (La Traviata) en 1989 à Versailles, Elisabetta (Roberto Devereux) en 1994 pour une version concertante au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, Marie (La Fille du régiment) en 1999 à l’Opéra de Nice. L’Opéra de Paris, la Salle Gaveau, la Salle Pleyel et le Théâtre des Champs-Elysées à Paris ne l’accueilleront de leur côté que pour des récitals.
C’est dire combien Edita Gruberová était attendue et nul doute que l’attente fut amplement récompensée. Après plus de quatre décennies d’une carrière internationale de tout premier plan, la soprano se montra dans une forme vocale éblouissante. Pourtant, ses fréquentes incursions dans des rôles dramatiques et quelques enregistrements tardifs de facture discutable avaient fait craindre le pire, soulignant des défauts bien connus : notes attaquées par le bas, minauderies éhontées et déplacées, aigus fixes, registre grave sourd et opaque, manque de tranchant, etc. Force est de constater que la plupart d’entre eux ont été largement gommés par un travail acharné, le temps n’ayant en rien altéré la suprême beauté intrinsèque du timbre et l’assurance de l’émission.
Dès son entrée en scène, Edita Gruberová, suprêmement élégante dans une longue robe de couleur vert d’eau ornée de strass argenté à motifs floraux, séduit le public qui lui réserve une chaleureuse ovation. Ouvrir un concert par le terrible air de Konstanze « Martern aller Arten » a de quoi faire frémir les sopranos les plus aguerris. Disons-le d’emblée : ce choix sera le seul bémol de la soirée. Son interprétation, si elle demeure impressionnante sur le seul plan vocal, manque de relief dramatique, l’artiste se tenant constamment en retrait. La projection est prudente, extrêmement contrôlée, comme en marge d’une Konstanze qui oublierait de laisser éclater ses tourments. Saluons en revanche le contrôle de la ligne, la perfection insolente des notes aigues, la facilité déconcertante des staccati et des trilles, et l’émission vocale soutenue par un souffle prodigieux.
C’est avec un engagement total, comme hantée par son personnage, qu’Edita Gruberová nous livre ensuite une intense scène de la folie de Lucia di Lammermoor, un rôle qu’elle incarne à la scène depuis 1975. Legato irréprochable, phrasé et diction italiennes améliorés, spectre de couleurs savamment géré, contrôle parfait de la voix sur toute la tessiture, aigus aériens et puissants (jusqu’au contre-Mi final couronnant la cadence finale de « Spargi d’amaro pianto », lancé et tenu tel un javelot, remplissant sans retenue le vaste Théâtre des Champs-Elysées).
Avec le grand air et la scène finale d’Imogene (Il Pirata), Edita Gruberová offre, en dépit de ses limites, une autre exemplaire leçon de chant. Si les notes graves et centrales ne sont pas sans lui causer quelques problèmes, il faut admirer la projection, l’intensité dramatique, la conduite de la voix pour mesurer combien la prouesse technique et interprétative est grande
Pour clôturer en beauté la soirée : la scène finale de Roberto Devereux, un opéra qu’Edita Gruberová interprète depuis plusieurs années déjà avec succès, confirmant ainsi son évolution naturelle et savamment maîtrisée vers des rôles plus lourds. La ligne vocale d’Elisabetta convient particulièrement aux moyens actuels de la soprano qui tout au long des airs « E Sara, in questi orribili momenti», « Vivi ingrato », puis dans la cabalette « Quel sangue », déploie les multiples facettes de son talent. Saluons également les interventions de la jeune mezzo-soprano Julie Gautrot, efficace et puissante, de Xavier Mauconduit, ténor et de Benjamin Alluni, baryton, ces derniers un peu trop jeunes dans leurs brefs emplois respectifs.
En premier bis, changeant complètement de registre, l’air enjoué d’Adele (Die Fledermaus), que l’artiste interprète avec une facilité déconcertante : legato parfaitement maîtrisé, staccati et trilles remarquables, suraigus rayonnants. Ce retour aux rôles plus légers de soubrettes eût-il été possible sans les fondements d’une technique vocale irréprochable ?
Retour aux héroïnes belcantistes pour un « O Luce di quest’anima » (Linda di Chamounix), chanté avec un aplomb et une sécurité d’émission époustouflants.
Pour conclure ce tour de force, Edita Gruberová reprend l’air d’Adele, avec une joie toute manifeste. Conquis, le public l’ovationne debout et un admirateur lui remet une plaque sur laquelle figure l’inscription : Avenue Edita Gruberová.
Excellent aussi, l’Orchestre Philarmonique d’Oviedo placé sous la direction de Friedrich Haider qui, hormis une direction un peu fade de l’ouverture de Der Schauspieldirektor, mène rondement ses musiciens. Sa collaboration artistique avec la cantatrice est bien connue. Leur complicité musicale participe au succès de la soirée.