Œuvre emblématique du grand opéra naissant, vaste fresque en cinq actes offrant quasiment autant d’heures de spectacle, Les Huguenots retracent une sombre histoire d’amour entre le protestant Raoul de Nangis et la catholique Valentine, passion marquée par le malentendu et que tout contrarie, dans la période extrêmement tendue des quelques jours précédant le massacre de la Saint-Barthélemy (août 1572).
La musique de Meyerbeer, véritable source d’inspiration pour bien des œuvres futures (on pense à Wagner autant qu’à Gounod, Verdi ou Saint-Saëns), elle même directement inspirée du bel canto italien et pourtant si typiquement française, foisonne d’idées neuves qu’elle ne parvient pas toujours à développer, de sorte que la partition dans sa longueur paraît parfois faite de morceaux mal assemblés ou manquer de cohérence interne. On change sans transition de climat, de langage et même de style… Le public parisien, sous la monarchie de juillet, privilégiait sans doute le détail sur l’ensemble. Quelques grands airs, bien sûr, retiennent l’attention, mais les longs récits à peine accompagnés, surtout présents au début de l’œuvre, semblent aujourd’hui bien datés. La trame dramatique se resserre pourtant dans les deux derniers actes, plus denses et mieux conduits. L’intrigue politique est mieux menée que l’intrigue amoureuse, et c’est d’ailleurs elle qui emportera tout sur son passage.
Succès immense lors de sa création, sans doute une des œuvres les plus populaires du XIXe siècle, l’opéra resta au répertoire jusqu’au début du XXe, avant de tomber dans un oubli bien sombre dont la présente production tente de le faire sortir. Et les moyens n’auront pas été épargnés pour parvenir à ce but : monumental et très efficace décor aux couleurs de bronze et d’acier (Pierre-André Weitz), somptueux costumes comme sortis des peintures de l’époque, choristes, danseurs et figurants en nombre, La Monnaie propose ici la production la plus couteuse de sa saison, la plus médiatisée aussi : une renaissance noire et chère !
Est-ce à dire que la réussite est complète ? Presque, mais pas tout à fait…
Sur le plan de la mise en scène, on admirera sans réserve la force visuelle d’une impressionnante succession de tableaux de toute beauté : le bain des dames de la reine tient de Poussin autant que de Puvis de Chavanne, la bénédiction des glaives des conjurés fait penser à David, le chœur des femmes protestantes à Frans Hals, le tout magnifiquement éclairé (Bertrand Killy); à côté de cela, quelques outrances inutiles héritées des mouvements militants des années 1970 ou 80, anachronismes provocateurs à la Derek Jarman (pour ceux qui se souviennent de son film Edouard II), une certaine complaisance dans la noirceur réduisent le côté universel du propos et affaiblissent la portée contemporaine du message de tolérance, pourtant l’un des éléments les plus forts de l’œuvre, et qu’Olivier Py souligne abondamment comme une des raisons de l’intérêt qu’il lui porte. Dévoilant les chairs pour révéler les âmes (ou simplement pour les regarder…), le metteur en scène a plus travaillé l’esthétique des ensembles que la caractérisation individuelle de ses personnages, laissant à chaque chanteur le soin de construire – ou non – la cohérence dramatique de son rôle. Le résultat global, cependant, ne manque ni de force ni d’allant. La cohérence visuelle est excellente et assure tout au long des cinq actes un fil conducteur très efficace que la musique peine parfois à maintenir.
Sur le plan musical, c’est la distribution, avant tout, qui suscite l’admiration : on sait à quel point les rôles sont exigeants, tant ils requièrent de virtuosité vocale et d’endurance. John Osborn domine cette distribution de façon magistrale : prononciation impeccable, souplesse de la voix, délicatesse des couleurs, voilà un chanteur qui a magnifiquement intégré le caractère éminemment français de la musique de Meyerbeer, à qui il rend justice sans jamais forcer le ton. Henriette Bonde-Hansen, en Marguerite de Valois, développe elle aussi des séductions enchanteresses : la voix est magnifique, chaude, veloutée, et donne au personnage un peu pervers de la Reine un caractère délicieusement ambigu. Mention toute spéciale également pour le Marcel de François Lis, qui recueille unanimement les faveurs du public : porté par son personnage intègre, il donne à sa voix sombre des couleurs de sincérité tragique tout à fait confondantes et provoque une réelle émotion là où certains de ses camarades s’en tiennent à réaliser (plutôt habilement) des effets. Personnage un peu en dehors de l’action, le page Urbain, seul élément de fraîcheur dans ce monde si noir, est lui aussi bien incarné et très bien chanté par Blandine Staskiewicz, qui réussit subtilement à éviter la caricature et les poncifs de ce genre de rôles travestis.
Viennent ensuite, dans l’ordre de nos préférences Philippe Rouillon en comte de Saint-Bris, la Valentine d’Ingela Brimberg, vocalement plus tendue malgré quelques prouesses vocales, et le Comte de Nevers de Jean-François Lapointe, un peu plat mais le rôle est naturellement moins brillant. Les chœurs, en nombre, sont traités de façon fort statique, alors que le livret se prêterait volontiers à un peu d’action.
Les choix stylistiques du directeur musical, excellents, qui soulignent à quel point la musique de Meyerbeer s’inscrit dans la longue tradition française, à la prosodie si particulière, celle qui va de la tragédie lyrique de Lully jusqu’à Debussy ou Poulenc, en passant par Rameau, Gluck, Massenet et quelques autres, montrent à l’évidence tout le travail de préparation et les compétences de Marc Minkowski à l’abord de ce répertoire. C’est plutôt dans la réalisation que naissent les problèmes : il dirige le nez dans la partition, laissant bien souvent choristes et chanteurs dans l’insécurité, et se laisse vite déborder par ses troupes dès lors qu’il s’agit de conduire de grands ensembles répartis sur une scène bien vaste. C’est dommage, car ces grands ensembles sont sans doute ce que la partition offre de meilleur, relançant en fin d’acte l’intérêt du spectateur pour l’acte suivant. Rien de bien intéressant du côté des ballets – passage obligé des opéras de l’époque – dont la chorégraphie assez pauvre (le programme ne précise pas à qui on la doit) n’ajoute pas grand chose au spectacle, si ce n’est la plastique avantageuse des danseuses et des danseurs…