Il ne sera pas déçu, le visiteur qui aura le courage de s’arracher à la douceur du farniente de Tel-Aviv, de quitter la plage et les terrasses bondées, pour pénétrer dans la fraîcheur de l’Auditorium Bronfman. La Traviata jouée en ce moment dans la métropole israélienne est une des plus belles qu’il nous ait été donné d’entendre. Il y a quelque chose d’étrange, dans une ville où tout est si moderne, à renouer avec ce que la tradition européenne offre de plus classique et de plus solide. Une sorte de Verdi repeint à neuf, empli d’une sève vivifiante, grâce avant tout à Zubin Mehta. Non que les chanteurs déméritent, on le lira plus loin, mais le maître d’œuvre de la soirée, celui dont la battue souple et rigoureuse fascine le public et rassure les chanteurs dans les moments les plus périlleux, c’est bien lui. Il dose les effets, sculpte les phrases, respire avec ses interprètes. Il sait quand il faut retenir ou lâcher les chevaux d’un orchestre philharmonique d’Israël au sommet de sa forme. Ah, ces sonorités soyeuses, ce legato si typique de l’ancienne Mitteleuropa, il nous aura fallu faire plus de 3000 kilomètres pour les retrouver, mais ce soir, ils étaient bien là, et on avoue s’être délecté. Voilà qui rattrape le rendez-vous manqué du chef avec l’œuvre : son enregistrement de 1992 pour Philips n’avait pas marqué, plombé par un Alfredo Kraus vieilli et une Te Kanawa placide. On avait l’impression de stars blasées par une trop longue carrière.
Rien de tel avec la brochette de jeunes artistes réunis pour cette version de concert, qui regorge pourtant de dramatisme, et qui règle la question de la mise en scène en misant tout sur la musique. Le drame est dans les notes écrites par Verdi. L’auditeur attentif peut tout imaginer par lui-même.
Eva Mei a connu son heure de gloire dans les années 90. Depuis, sa carrière s’est faite plus discrète. La voix est pourtant intacte, flûtée et souple. On pourra lui reprocher un certain manque d’envergure, elle n’a pas le volume d’une tragédienne, mais cette Violetta aux coloratures parfaites, aux sonorités claires, nous change des titulaires expressionnistes à la mode pour l’instant. Son Alfredo s’inscrit dans la même veine : Ivan Magri est un parfait belcantiste, dont les longues phrases montrent une maîtrise absolue de la respiration. La puissance brute, on la trouvera (et n’est-ce pas très logique, après tout ?) chez le Germont père de Paolo Gavanelli à la force tellurique, qui fait trembler les murs dans son entrée en scène, mais qui sait alléger son émission dans un duo avec Violetta où, loin de couvrir sa partenaire, il lui déroule une sorte de tapis harmonique sur laquelle elle vient poser de délicats « pianissimi ». Ces 20 minutes tireraient des larmes aux pierres. Comprimari parfaits et chœur pleinement investi complètent le tableau. Le public est à la fête. Il paraît qu’il reste des places. Courez à Tel-Aviv !