Quand on se prend à hésiter entre deux plages, l’une d’entre elles est toujours Biarritz. L’aphorisme, attribué à Sacha Guitry, reste aujourd’hui vrai, à condition de ne pas l’étendre au concert classique. Sur ce plan, la station balnéaire compte en France trop de rivales pour tenir la corde. Le lancement des « Beaux jours de la musique », une nouvelle manifestation à l’initiative de Thomas Valverde, déjà créateur et organisateur chaque été du Festival International de Piano Classique, veut modifier la donne. L’idée est de mêler les styles et les époques : musique du passé et du présent ; pop, électronique, jazz et lyrique ; Bachar Mar-Khalifé (musicien libanais), Chucho Valdés (présenté comme un monstre sacré du jazz Cubain) et Raphaël Pichon avec son ensemble Pygmalion dans des motets de Bach (mardi 17 mai), Maxime Pascal à la tête du Balcon dans le Concerto pour un piano espace n°2 de Michael Levinas (vendredi 20 mai) ou encore Karine Deshayes, accompagnée des Forces majeures de Raphael Merlin, à qui revient la mission d’ouvrir le bal, dans le théâtre Art déco du Casino, face à la grande plage, celle-là même qui rendait Guitry hésitant. On le comprend.
Le programme du récital, entièrement consacré à Rossini, reprend une grande partie des titres de l’album récemment paru sous le label Aparté, dans un ordre savamment choisi pour ménager progression et respiration. L’acoustique de la salle offre un relief bienvenu aux Forces Majeures, orchestre – on le rappelle – constitué d’instrumentistes issus de formation prestigieuses de musique de chambre. Chaque pupitre se détache distinctement sans que jamais l’on perde l’impression d’ensemble, comme une image dont on percevrait simultanément le sujet et chacun des pixels qui la compose. On aime décidément cette lecture dégraissée de Rossini, libre, juvénile mais rigoureuse, impertinente, énergique, d’une énergie revigorante jusque dans ses excès assumés – les à-coups qui dans « Tanti affetti » transmuent l’orchestre en orphéon municipal.
Dans une robe lamée rouge, les cheveux blonds coiffés à l’antique, Karine Deshayes rappelle cette belle Hélène qu’elle fut à Tours en fin d’année dernière. Qu’écrire que nous n’ayons pas déjà écrit sur la maîtrise à laquelle est parvenue la cantatrice française d’un des styles les plus codifiés et les plus difficiles qui soient ? La beauté de la voix, toujours plus épanouie dans le haut médium avec, en contrepartie, une moindre assurance dans le grave – la cantate Giovanna d’Arco parait parfois inconfortable ; les reflets mordorés d’un timbre velouté dont semble avoir été effacées toutes aspérités ; l’assurance et la précision de l’aigu – les hauteurs stupéfiantes que la chanteuse atteint comme si aucune note ne lui était impossible ; l’effort de diction dans les deux mélodies en français, orchestrées spécialement par Raphaël Merlin – L’âme délaissée et Nizza ; l’ornementation variée dans les reprises ainsi que l’exige ce répertoire ; la musicalité ; l’agilité bien sûr. Oui mais encore ? Dans l’air de Semiramide, l’impression de voir se dresser la reine de Babylone dans son entière complexité, superbe et fragile ; pressentir derrière les vocalises d’un « Bel raggio lusinghier» enivrant la vacuité des illusions ; entrevoir les failles et les fêlures qui précipiteront la chute de la mère incestueuse. De quoi rendre impatient d’entendre Karine Deshayes chanter l’intégralité du rôle en février 2018. Dans la Romance d’Otello, là aussi plus qu’au disque ou en concert en novembre dernier aux Invalides, la façon dont l’interprète dépasse la pureté de la mélodie et tout ce qu’elle impose en termes de souffle et de maintien pour rendre perceptible l’angoisse diffuse de Desdemona. C’est lorsque l’expression transcende ainsi la technique que la musique de Rossini prend tout son sens.
Deux bis – la cavatine de Rosina dans Il barbiere Di Siviglia et une Canzonetta spagnuola sauvage où Karine Deshayes laisse entrevoir la Carmen qu’elle sera début juin à Avignon – remercient le public de son enthousiasme. Souhaitons aux « beaux jours » de Biarritz d’autres beaux soirs comme celui-là.