Pour cette nouvelle saison, l’Opera Vlaanderen se joue des conventions en proposant une thématique « borderline. » Il est vrai qu’aujourd’hui les maisons d’opéra souffrent quelque peu d’une standardisation institutionnelle à laquelle il faut ajouter, soyons francs, un certain conservatisme de leur public. Cette tendance semble avoir pour conséquence de figer le genre tout comme Emilia Marty, l’héroïne de Věc Makropulos, qui malgré ses 337 années, ne paraît n’en avoir que quarante. De manière plus prosaïque, la première institution lyrique flamande est peut-être tout simplement en quête d’un nouveau public, plus jeune, moins familier de l’art lyrique. Ainsi, telle une nouvelle série policière américaine diffusée sur TF1, le spectacle est annoncé par une bande-annonce et un teaser aussi efficaces que ceux de Blindspot (qui a démarré également cette semaine sur la chaîne de télévision française). La seconde mise en scène d’opéra de Kornél Mundruczó, l’un des chefs de file de la nouvelle génération du cinéma magyar, est particulièrement aboutie et réussie. Tout commence par un pré-générique faisant le lien avec la bande-annonce : plusieurs Jesse Mach (le flic motard de la série policière américaine Tonnerre mécanique, souvenez-vous !), tout en cuir et casqués, font leur entrée dans un tribunal vide. Après avoir dégoté une preuve (l’un d’entre eux brandit un papier), le générique démarre. Soutenue par la vidéo d’une route vide et enneigée (l’on retrouve les codes de tout bon générique de thriller), nous suivons leur trajet frénétique en bécane. La fébrilité des cuivres, des vents et des cordes graves de l’ouverture, opposés à la ligne mélodique des violons, concorde parfaitement à l’atmosphère proposée par le cinéaste hongrois. La symbiose entre le grand univers de l’opéra et la culture mainstream se déploie sur le plateau.
Dramatiquement et musicalement, Věc Makropulos est l’opéra le moins accessible du compositeur tchèque mais également l’œuvre la plus fascinante. Les mélodies de Janáček tirent leurs effets de rythmes infiniment variés et d’intervalles proscrits par l’harmonie classique. Concis, tranchant, le « discours-mélodie » du musicien va au plus près des inflexions du texte, de la sémantique et du langage parlé (parfois traduit dans d’autres langues, l’opéra est chanté en tchèque ce soir), indubitablement impacté par les élans psychologiques de celui qui les déclame. Les enchaînements harmoniques, hors des règles tonales (se mêlent durant ces deux heures de musique aux tonalités majeures et mineures, des échelles lydiennes, octotoniques ainsi que la gamme par tons), conduit la musique vers un réalisme dramatique singulier. La dichotomie entre information et expression, récitatif et air, est remplacée ici par une continuité organique. Tomáš Netopil l’a bien compris. Dans un tempo plus large que celui que nous avons l’habitude d’entendre, le chef déploie une musique opulente où la complexité du propos est pleinement maîtrisée. C’est que l’orchestre est indissociable des voix dans cet opéra ; un trait de violon porte tout autant que l’intervention d’un chanteur ! Parfois rugueuse, à d’autres moments voluptueuse, la phalange flamande s’approprie les différents thèmes et motifs, les varie, les développe, les fragmente, les combine pour progressivement les intensifier sur le modèle de quelqu’un qui insiste, qui supplie ou bien qui contredit.
Michael Kraus et Rachel Harnisch © Annemie Augustijns
Le look androgyne à la Sons of anarchy composé par Monika Pormale, tout droit sorti de l’armoire de Saga Norén (l’héroïne de la série télévisée Bron), et son ambiance à la Stieg Larsson avec un décor vintage inspiré de la série Millénium, ne semble pas avoir influencé Rachel Harnisch. La diction est soignée, la déclamation est bonne, la voix est droite, les aigus sont agréables… Pourtant, incarner Emilia Marty, ce n’est pas interpréter un rôle mais bien deux, trois, voire quatre à la fois. A travers ses multiples visages, nous retrouvons la panoplie complète, ou presque, des héroïnes de Janáček : jeune et charnelle comme Jenůfa ; âgée et dominatrice à l’image de la Kabanicha ; cynique et immorale comme la Renarde… Cette prise de rôle paraît ainsi un peu linéaire (un comble eu égard aux sauts d’intervalles de sa ligne vocale !), faible d’intentions, avec une palette sonore plutôt restreinte. Mais au moment où nous nous posions la question de savoir si un Věc Makropulos pouvait tenir sans une véritable Emilia Marty, voilà, à la fin du deuxième acte, que la soprano se transcende (enfin). Presque nue et le crâne rasé, elle se dévoile avec force et conviction, libérée d’un flux anxieux qu’elle n’arrivait apparemment pas auparavant à surmonter. Alors que Marty est en pleine déchéance, Rachel Harnisch brille de tout son éclat dans son immense finale où les lignes vocales sont lumineuses et élargies, tout cela à travers un regard pénétrant et une posture conquérante.
Même si Janáček laisse assez peu de place à ses seconds rôles, le reste de la distribution est plus constant et incontestablement de grande qualité. Il est vrai qu’il est facile de susciter l’adhésion du public avec le rôle comique de Kristina, mais Raehann Bryce-Davis, récompensée lors de la dernière édition du Belvedere, fait une entrée remarquée à l’Opéra des Flandres où la mezzo-soprano américaine participera à toutes les productions lyriques de la saison. Entre deux selfies, sa voix large et généreuse plaît surtout par son décalage de ton, face au reste de la troupe. Rivé à son smartphone, Michael Laurenz propose une prestation tout à fait honorable, exposant des aigus solides, bien que le rôle de Gregor ne lui permette pas d’affirmer toutes les mêmes qualités vocales que celles de Károly Szemerédy et d’Adam Smith. Alors que Sam Furness (Vítek) semble se battre avec une langue qu’il maîtrise mal, la conviction et le naturel de Michael Kraus dans le rôle de Jaroslav Prus est particulièrement notable. Sa rapidité d’élocution, l’aisance de la déclamation, sa voix affirmée et pleine, son jeu d’acteur sûr et franc : tout y est pour que l’incarnation de l’amant d’Emilia Marty soit totale !
Le début de saison à Anvers est prometteur. Borderline : pas sûr. Mais moderne, inventif et talentueux : certainement.