Soirée de contrariétés au Staatsoper de Berlin pour la 8 eme représentation d’une Aida dont la nouvelle production, le 3 octobre dernier, s’était achevée sous les huées conjuguées du public et d’une bonne partie de la presse allemande. Calixto Bieito, à qui l’on doit cette production n’est pas, cette fois-ci, le seul en cause – sa mise en scène nous le verrons, attire (recherche même ?) les foudres comme le vinaigre les mouches, mais elle mérite d’être discutée. Non, tout commence avant le lever de rideau où l’on fait trois annonces : la défection de Clémentine Margaine dans le rôle d’Amnéris (remplacée par Eve-Maud Hubeaux), la méforme vocale de l’Amonasro d’Alfredo Daza (qui a toutefois tenu bon jusqu’au bout) et surtout le refroidissement de Maria-José Siri, qui devait tenir le rôle-titre. Elle a en fait tenu un acte, le temps de trouver in extremis une doublure, en l’occurrence Oksana Nosatova qui, installée d’abord en loge, puis en bordure de scène, a chanté la partition tandis que Maria-José Siri mimait son rôle. Difficile, dans ces conditions très dégradées, de juger les voix. Chacun a fait de son mieux. Eve-Maud Hubeaux avait été Amneris à Salzbourg en 2022 (où déjà elle fut une doublure, celle d’Anita Rachvelishvili). Arrivée précipitamment à Berlin elle a dû apprendre sur le fil la mise en scène et délivre au final une prestation très honorable, essentiellement après l’entracte et surtout au IV, où tout le dramatisme du personnage transpire enfin. Grigory Shkarupa est un roi à la couronne ferrée de…cartouches de mitraillette, aux éternelles lunettes de soleil et prompt à manier le pistolet ; bref un « beau gosse » à la voix captieuse et ferme. Erwin Schrott est un Ramphis vaillant, qualificatif que l’on n’utilisera pas pour rendre compte de la prestation du Radamès d’Ivan Magrì : la mise en scène fait certes de lui un éternel perdant, mais jamais la virilité du guerrier, la force et le courage de celui qui ne renonce jamais, ne sont vraiment rendus. Si l’on ajoute une voix, aux vraies qualités par ailleurs (clarté, souffle), incapable de rendre les souffrances, les combats, les blessures du capitaine, nous avons le portrait d’un Radamès falot, condamné à triturer des grenades (les fruits !) et à s’en barbouiller, en lieu et place de préparatif de guerre !
© Bernd Uhlig
L’orchestre est admirable, Nicola Luisotti est certainement conscient de conduire une formation de luxe ; c’est grâce à elle, merveilleux fil conducteur au milieu de tant d’embûches, que tous les obstacles sont finalement franchis. On regrettera un ou deux décalages sévères avec les chœurs, quant à eux irréprochables.
En confiant à Calixto Bieito une nouvelle production berlinoise, la direction du Staatsoper savait à quoi s’en tenir ; son Freischütz au Komische Oper en 2012 (huit ans après un Entführung décoiffant), déconseillé aux moins de 16 ans, avait fait hurler la critique, de même que son Lohengrin berlinois de 2020. Bieito a sans doute des comptes à régler avec le public (du reste lorsque le rideau s’ouvre, des hommes et des femmes, en tenue de prisonniers s’avancent vers le public, sur l’avant-scène, et miment de lui jeter rageusement des pierres). Mais tout cela n’est qu’un avant-goût d’une proposition qui se moque de l’histoire racontée comme d’une guigne. C’est bien le principal reproche que l’on peut faire à Bieito ; non pas tant d’avoir transposé (les transpositions deviennent la norme), mais de l’avoir fait sans prendre assise sur le terreau à disposition. Il y avait et il y a toujours matière à relire Aida à partir des événements nombreux qui jalonnent l’histoire. Mais ici Bieito ne voit qu’une chose dans la trame d’ensemble ; le rapport de classes dans la société et les ravages de la colonisation. Posés ces deux préalables à la compréhension du propos, Bieito va disserter, expliciter, démontrer, nous faire voir ad nauseam tout ce que le livret ne recèle évidemment pas. Le progrès est réservé aux classes supérieures, que ce soit en Europe ou dans les colonies africaines. Il y a des vainqueurs et des vaincus, des privilégiés et des opprimés. Dans une mise en scène qui tient plus du collage que de la trame narrative suivie, Bieito offre à nos yeux toute une série d’épisodes, plus ou moins convaincants mais, globalement, disons-le, jamais à propos. Le statut d’esclave d’Aida n’apparait pas clairement et le conflit entre Aida et Amnéris est celui entre deux familles aisées. L’Afrique est vue uniquement comme une terre de colonisation ou de safaris sanglants. Les soldats égyptiens sont armés de kalachnikovs, les enfants sont des esclaves ; on les voit trier les déchets de matériels électroniques au rebut. Le peuple opprimé se contente de boîte de goodies à moitié vides pour accepter sa condition de victime. Les ballets sont supprimés ; en lieu et place, des employées de magasin, habillées aux couleurs de Tati, une salade sur la tête, forment l’armée des employées au rythme de travail infernal (des vidéos aux images accélérées les montrent s’affairant dans une grande surface).
On pourrait multiplier les exemples d’une mise en scène foisonnante. Au final, c’est, très banalement, notre société capitaliste, de surconsommation qui est vilipendée. Soit, mais pas sûr qu’il était nécessaire de grossir le trait à ce point.