Le succès du grand opéra tenait sans doute aux fastes des représentations, décors monumentaux, couleurs exaltées par l’éclairage, abondance des comparses autour des vedettes, costumes documentés, le spectateur en prenait « plein les yeux ». Est-ce l’objectif que s’était fixé Davide Livermore pour cette mise en scène de Don Carlo ? Car on ne sort pas indemne de la débauche à satiété d’images et de jeux de lumières, jusqu’à l’éblouissante lumière blanche du final. Pour qui a-t-il conçu sa mise en scène ? Pour des accros aux jeux vidéo ? Cette recherche plastique a probablement un sens, mais si elle visait à expliciter les rapports dramatiques, elle est si envahissante qu’on en vient à se demander si ses concepteurs ne doutent pas de la force expressive de la musique et du chant. Elle va de pair avec le dispositif technique utilisé pour la scène, où deux cercles concentriques tournent en sens inverse autour d’un plateau central. Comme les accessoires qui constituent le décor, les personnages peuvent être emportés dans un tournoiement qu’ils ne contrôlent pas, peut-être parabole de la condition humaine que l’homme a l’illusion de pouvoir dominer ? Quant au contenu des images, nuages qui se multiplient, projections de liquide rouge sang, zébrures noires menaçantes, il relève de ce répertoire devenu conventionnel depuis leur utilisation massive. Et il le reste avec le tournoiement de pétales qui accompagne le chœur féminin dans les jardins.
D’où la question renouvelée : à qui s’adresse ce spectacle ? Quand il fige les personnages en tableaux, on se prend à penser que se regarder mettre en scène a été plus important que de les faire vivre. Alors on s’accroche à la main que la reine refuse d’abandonner au roi, à la méditation du roi telle un mauvais rêve, pour trouver des motifs de ne pas détester cette réalisation. Comment, quand on a été chanteur comme Davide Livermore, peut-on s’ingénier à animer l’espace derrière les solistes, si souvent, si inutilement pour la compréhension de la relation interpersonnelle ? L’impact de la scène entre le roi et le Grand inquisiteur aurait-il été moindre sans le jeu d’images sur l’espace de la bibliothèque ? Sans doute l’iconographie utilisée est riche et souvent en situation, mais à quoi bon ces références documentaires quand on sait que ce drame d’amours contrariées est une pure fiction, comme le cénotaphe censé représenter la sépulture de Charles Quint et l’architecture projetée qui l’environne ? Les vagues de couleur qui viennent recouvrir le mur du fond de scène ou remplir les cadres descendus des cintres – ? – éclairent-elles vraiment les relations entre les personnages ? On peut être sensible à leur beauté, à l’invention qui a présidé à la recherche, cela n’empêche qu’elles sont souvent vainement bavardes.
C’est d’autant plus dommage que le plateau est irréprochable, soutenu par la vigilance de Massimo Zanetti, qui indique les départs et maîtrise l’orchestre avec une précision infaillible. C’est une fête sonore qui sort de la fosse, où les instrumentistes rivalisent pour faire palpiter cette musique où l’amertume se mêle à la douceur, qui se cabre ou s’alanguit avec les ressentiments ou les regrets, qui tonne ou s’envole selon la colère ou la rêverie. On a beau la connaître, le jeu des timbres et des couleurs a toujours la même séduction captivante, et cette belle exécution mériterait à elle seule le déplacement. Comme à l’accoutumée, les artistes des chœurs témoignent de l’excellente préparation reçue de Stefano Visconti. Un détail dont ils ne sont pas responsables, il est singulier de voir les moines apparaître avec le peuple venu réclamer la libération de l’infant.
La voix céleste d’ordinaire tombe des cintres, ici Madison Nonoa surgit de la coulisse et délivre le message avec le cristal espéré. Impeccables aussi Sophie Boursier, comtesse d’Aremberg qui s’évanouit avec grâce, Reinaldo Macias en comte de Lerme, Miriam Mesak, espiègle page, et Vincent Di Nocera, un héraut royal. Remplaçant l’artiste annoncé, Giorgi Manoshvili impressionne dans le court rôle du moine par la profondeur d’une voix qu’il n’a nul, besoin d’obscurcir. Pour ces seconds rôles, la mise en scène est sans effet négatif. Il en va autrement pour les premiers rôles, parce que ce sont eux que l’on va voir sur ces anneaux tournants, où, pour ne pas être entraîné par le mouvement, le chanteur doit changer de pied ou avancer au moment opportun. Dès lors on s’inquiète pour l’interprète, on ne vibre plus avec le personnage. On se rassérène quand ils sortent de cette zone d’inconfort, mais alors ils se retrouvent à l’avant-scène, dans les conditions de la vieille tradition, tandis que derrière eux la fantasmagorie des images et des couleurs continue. On ne leur reprochera donc pas de ne pas nous avoir ému comme à l’ordinaire, leur talent n’est pas en cause.
Don Carlo ©OMC - Marco Borrelli
Varduhi Abrahamyan n’en est pas à sa première Eboli. A Marseille sa composition nous avait conquis. Elle nous a semblé ici moins fouillée sur le plan scénique ; quant au chant, si les volutes de la chanson du voile manquaient ce soir un peu de moelleux, l’attente amoureuse dans le jardin et l’amertume du retour sur soi après la vilenie ont la charge passionnée attendue et la voix affronte victorieusement les extrémités du rôle. Joyce El-Khoury campe une Elisabetta d’aspect fragile, à qui sa fierté bafouée donne des accents poignants ; le maintien scénique est noble, les costumes élégamment portés et l’expressivité vocale et l’étendue suffisantes pour incarner la malheureuse héroïne et rendre pleine justice à l’air de bravoure final.
Le Grand Inquisiteur est un rôle en or pour une vraie basse. Alexey Tikhomirov démontre à l’envi qu’il est de cette catégorie, sa forte présence scénique accompagnant cette descente aux abysses où les notes restent des notes sans devenir des râles. Belle réussite aussi pour le Posa d’Arthur Rucinski, manifestement en pleine forme vocale, au point qu’on l’aurait aimé parfois plus nuancé, moins soucieux de faire du son. Mais peut-on se plaindre quand les ressources sont là pour répondre aux besoins de la partition ? Le personnage est assuré, théâtralement, et dans un autre contexte nous aurait probablement ému davantage.
La performance d’ Ildar Abdrazakov n’est pas moindre, car il réussit très clairement à distinguer le roi en public du roi en privé, en apparence un souverain au pouvoir incontesté, en réalité un homme à la colère impuissante car il ne contrôle ni son fils ni sa femme ni son trône. La voix sonne comme aux meilleurs jours et l’acteur est désormais très crédible. Face à lui, Sergey Skorokhodov devait surmonter le handicap de remplacer Vittorio Grigolo dans le rôle-titre. S’il n’a pas fait oublier le ténor italien, car quelques voyelles ont çà et là rappelé qu’il est de langue slave, sa performance a été néanmoins très positive : il a atteint assez vite une chaleur dans la voix et le jeu scénique qui ont capté l’intérêt. Le timbre n’est pas spécialement séduisant, mais l’étendue ne laisse rien à désirer, pas plus que la projection et l’engagement scénique. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait remporté un très vif succès, devant un public nombreux et attentif, les preneurs de photographies et de selfies étant partis à l’entracte.