Les amateurs de conquête spatiale et de relecture scandaleuse en seront pour leurs frais. A l’inverse de sa Bohème à l’Opéra de Paris, Don Carlo mis en scène par Claus Guth reste arrimé à terre, pris en otage dans une Espagne inquiétante après s’être bercé d’illusions dans une France non moins oppressante. La version choisie de la partition est celle dite de Modène, en cinq actes et en italien. Tout tourne, tout danse autour de la psyché de l’Infant, refoulé par un système qui le broie, muré dans des souvenirs sur lesquels le fantôme de Charles Quint jettera un voile sombre à la fin de l’opéra. Des silhouettes sinistres hantent les corridors de l’Escurial. Les ombres se projettent sur une toile en fond de plateau à la façon d’un film de Murnau. Des séquences vidéo montrent Rodrigo et Carlo enfants, chahutant dans les prés – images d’un temps désespérément perdu. Les costumes situent l’action dans une période romantique indéfinie. Le noir et le blanc dominent. Omniprésent, un bouffon s’agite autour de Carlo tel Jiminy Cricket à l’oreille de Pinocchio. C’est la seule fantaisie que s’autorise une mise en scène dépressive et, somme toute, inoffensive.
© Kristaps Kalns, Latvian National Opera
Il faut pour tirer le public de sa torpeur la direction de Frédéric Chaslin, martiale et puissante à l’image du Brīvības piemineklis, la flèche de pierre dressée non loin de l’Opéra de Riga comme un symbole de liberté. Cette lecture rugissante flatte la réputation des cuivres lettons. Souvent cantonné dans la coulisse, le chœur frappe d’épouvante une scène de l’autodafé négligée par la mise en scène. La surenchère de décibels serait dérangeante si elle s’effectuait au détriment des chanteurs. Tel n’est pas le cas. L’équilibre des volumes reste respecté. L’orchestre ne submerge les voix qu’à dessein, comme pour exprimer leur impuissance face à la rigidité d’une autocratie moins spirituelle que temporelle.
Quelques noms étrangers complètent une distribution lettone, à même de convaincre de la solidité d’une école de chant peu connue à l’ouest de l’Europe. La scène autorise des insuffisances que le disque tolèrerait moins. Tout juste regrettera -t-on des défauts d’intonation nuisibles au legato de Jānis Apeinis en Marquis de Posa. Membre de la troupe de l’Opéra national de Lettonie depuis 2013, Julija Vasiljeva assume l’inconfort du rôle d’Elisabeth. L’écart des registres est peu perceptible. Son soprano est de ceux dont le léger vibrato ne nuit pas au tracé de la ligne mais anime le chant d’une palpitation qui, portée par les élans lyriques de la partition, devient émotion. Voilà une reine blessée dont la dignité ne dissimule pas les sentiments, à laquelle un surcroît de nuances suffirait pour convaincre tout à fait. Tadas Girininkas allie l’autorité superbe du souverain aux failles d’un « Ella giammai m’amò » creusé par l’amertume et le doute. Dans le bras de fer du quatrième acte, la basse lituanienne l’emporte sans mal face à Krišjānis Norvelis, Grand Inquisiteur au grave sépulcral mais à l’aigu d’argile. Ester Pavlů chante une Eboli flamboyante à laquelle conviennent davantage les orages du « Don fatale » que les réminiscences belcantistes de la chanson du voile, la voix suffisamment souple cependant pour en surmonter les mélismes. Homme lige de la mise en scène, Gaston Rivero aborde Don Carlo d’un timbre de fer blanc, guttural, brutal d’abord, empli de vaillance jusqu’à couronner d’aigus apocryphes des scènes déjà héroïques, puis au fur et à mesure de la représentation, de plus en plus sensible, osant des allégements au péril de la ligne pour finalement approcher dans l’ultime duo, auprès d’une Elisabeth également assagie, « cet éternel absent qu’on nomme le bonheur ».