Les murs de l’Escurial ont des oreilles. Ce n’est pas nouveau. L’atmosphère de la cour du roi d’Espagne a toujours été délétère. Mais Lydia Steier dans la nouvelle production genevoise de Don Carlos – en Français donc – se plaît à en rajouter. Faire dans la dentelle n’est pas son genre. Nul n’a oublié le traitement réservé à Salome sur la scène de la Bastille la saison dernière. Par comparaison, le chef d’œuvre de Verdi, qui n’avait pas été joué à Genève depuis la réouverture du Grand Théâtre en 1962, semble avoir été épargné. Les vicissitudes des Habsbourg stimuleraient-elles moins l’imagination ? Le manque patent d’idées caractérise une approche scénique qui cherche à se démarquer du livret sans y parvenir. « Nous avons beaucoup travaillé pour construire une situation analogue à celle de l’Espagne des années 1560 », explique la metteure en scène dans le programme. Pourquoi tant d’efforts ? Pourquoi d’ailleurs transposer ? Remise sur la table par Emiliano Gonzalez Toro, la question est d’actualité.
Montrer Elisabeth enceinte s’avère la seule extrapolation notable d’une lecture fastidieuse inspirée notamment par La vie des autres, le film de Florian Henckel von Donnersmarck narrant l’espionnage par la Stasi d’un dramaturge est-allemand. Au passage, Dieu a été mis au placard. Les moines sont défroqués ; la Voix du ciel descendue des cintres ; l’apparition surnaturelle de Charles Quint tolérée car imposée par la partition mais non montrée. Jugés coupables, Elisabeth et Carlos sont pendus, sous l’œil indifférent de Philippe II trop occupé à faire des gazous gazous au nouveau-né pour se soucier du sort de sa famille. Avant d’arriver à cette extrémité fatale, il aura fallu subir dans une lumière uniformément grise le mouvement incessant d’une tournette qui pallie l’absence de danseurs lors du ballet en accélérant sa vitesse de rotation. A bailler d’ennui, si Don Carlos n’était œuvre suffisamment exaltante pour surmonter toute entreprise de déconstruction.
Don Carlos (Genève) © Magali Dougados
Le parti pris n’est pas sans incidence sur l’interprétation musicale lorsque la scénographie met en péril le chant et que le cri se substitue à la note. Il ne faudrait pas que la voix d’Eve-Maud Hubeaux, flamboyante Eboli, soit sacrifiée sur l’autel du regietheater. La chanson du voile expose la souplesse acquise sur les bancs du bel canto quand, à l’inverse, le dramatisme des tableaux suivants la pousse à des excès expressionnistes et des éructations contraires aux règles du beau chant. On craint que son mezzo-soprano à terme n’en sorte pas indemne. Sans se plier à de telles extrémités, veillant au contraire à préserver l’égalité de son émission, Charles Castronovo est aussi mis à rude épreuve par l’écriture inconfortable de Carlos. Sur une ligne dont on perçoit les tensions et les limites, subsistent la sombre beauté du timbre et, dans les moments d’élégie, une douceur conforme à la fragilité de l’Infant. Grand Inquisiteur moins charbonneux que ne le veut la coutume, Liang Li s’incline face à la puissance de Dmitry Ulyanov, bien que ce dernier soit annoncé souffrant. De l’Escurial au Kremlin, il y a peu. C’est moins l’orgueil blessé de Philippe que l’âpre cruauté de Boris qui s’exprime au travers de ce chant taillé à la faucille et au marteau, dont les défauts d’intonation sont mis sur le compte de l’indisposition. Sans (encore) posséder l’exacte dimension du falcon voulu par Elisabeth, Rachel Willis Sørensen dépose aux pieds de la Reine l’étoffe d’un soprano lyrique incandescent, aux aigus vainqueurs, qu’ils soient dessinés à la pointe fine, dans l’adieu à la Comtesse d’Aremberg par exemple, ou lancés fièrement à larges traits lorsque la souveraine outragée prend le pas sur la femme sacrifiée. « Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde », son grand air du cinquième acte, est un des deux moments forts de la soirée, l’autre étant la mort de Posa. De tous, Stéphane Degout reste le seul à répondre aux impératifs de diction et de déclamation imposés par le choix de la version française. Le mélodiste transparaît derrière l’attention portée au mot tandis que la maîtrise du legato donne l’impression que chaque phrase est tracée d’une seule ligne, nette, claire, égale. C’est magnifique. Les membres du Jeune Ensemble – Ena Pongrac (Thibault), William Meimert (Un moine), Giulia Bolcato (La voix céleste) – semblent encore trop inexpérimentés pour des seconds rôles qui, en dépit de leur brièveté, demandent des chanteurs de premier plan.
Marc Minkowski enfin inscrit sa direction dans la généalogie du grand opéra français, dont il est devenu un des premiers spécialistes. Mais Verdi avec Don Carlos ne veut-il pas se démarquer d’un modèle en voie en perdition pour opérer une espèce de syncrétisme – français par la forme, allemand par l’orchestre, italien par le chant ? D’où l’impression de ne pas trouver entièrement son compte dans cette lecture attentive aux chanteurs mais en mal de lyrisme et de contraste chez un chef qui nous a habitué à plus de théâtralité. Effet pervers de la mise en scène, des choix ne manquent pas d’interroger, telles l’insertion d’un numéro de ballet avant le 4e acte et la suppression dans une version voulue intégrale de la déploration sur la dépouille de Posa. Cette perplexité est renforcée par une certaine confusion chorale, notamment dans la scène monumentale de l’autodafé.