Créée en 2017 à l’Opéra Bastille, la mise en scène de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski fait son retour à l’Opéra national de Paris après une reprise en 2019 dans sa version italienne. La production avait à l’époque suscité des réactions contrastées, comme à chaque fois avec le metteur en scène polonais. Sept ans après, les regards se sont affinés et les controverses se sont estompées : quasiment aucune huée ne retentit ce soir d’ailleurs lors des saluts du metteur en scène.
La représentation laisse une impression de proposition plutôt consensuelle, parfois peu inventive. Warlikowski aborde, on s’en doute, Don Carlos comme un drame intimiste, se concentrant sur la psychologie des personnages. Il privilégie les conflits intérieurs à la grandeur scénique. Les décors minimalistes et modernes de Małgorzata Szczęśniak accentuent cette approche, mettant l’accent sur les personnages et leurs luttes personnelles plutôt que sur les effets visuels spectaculaires. La scène de l’autodafé en est un exemple : presque abstraite, elle place le public dans un amphithéâtre, guidant l’attention du spectateur sur l’action qui se déroule devant lui. Les belles projections vidéo, signées Denis Guéguin, ajoutent une dimension onirique à l’ensemble, illustrant les pensées et les souvenirs des personnages. Face à cet esthétisme chic mais un peu vain, que dire en revanche de ces espaces vides (le dernier acte !) qui gênent la projection des chanteurs ou ces images déjà croisées tant de fois : personnages fumant, canapés élégants et tenues glamour ? Si l’approche scénique, introspective et contemporaine, trouve une forme d’intérêt, impossible d’y trouver une réponse totalement satisfaisante aux innombrables richesses de ce chef d’oeuvre verdien de près de cinq heures.
L’affiche vocale de ce soir ne présente aucun chanteur francophone dans les rôles principaux, ce qui peut être regretté au vu de la qualité actuelle du chant français. En comparaison avec les éditions récentes de 2017 et 2019, avouons qu’il est difficile de retrouver ce soir les étincelles qui avaient été livrées par Jonas Kaufmann, Roberto Alagna, Sonya Yoncheva, Aleksandra Kurzak, Elīna Garanča, Anita Rachvelishvili ou Ludovic Tézier. Il manque d’abord un Don Carlos. Le courageux et valeureux Charles Castronovo, bien que donnant toute son énergie, peine à faire passer son chant au-delà de la rampe de l’impitoyable Opéra Bastille. Dès les premières notes de l’air de Fontainebleau, un peu bancales, on sent le ténor en lutte avec un personnage et une salle qui lui échappent. Bien que le chant reste noble et policé, notamment lors d’un magnifique duo final avec Elisabeth, ce sentiment de frustration demeure tout au long de la représentation.
Le contraste avec l’Elisabeth de Marina Rebeka, pour ses débuts dans le rôle, est frappant. Fidèle à sa formation belcantiste, la soprano lettone aborde le rôle avec une maîtrise vocale incontestable. « O ma chère compagne » au troisième acte, après que le Roi répudie sa femme de chambre, en est ainsi exemple éclatant : maîtrise du legato, subtilité du chant jusqu’ à la moindre appogiature, aisance sur toute la tessiture. Telle une Julia dans La Vestale, Marina Rebeka aborde « Toi qui sus le néant » tel qu’il est, un air de Grand opéra Français, avec une déclamation royale, une variation des couleurs et un souffle infini. Quelques petits pianissimi et un soupçon d’abandon supplémentaires, et nul doute que l’on tiendra alors la grande titulaire actuelle de ce rôle verdien.
Marina Rebeka - © Franck Ferville / Opéra de Paris
Le Philippe II de Christian Van Horn, sans renoncer à l’autorité du personnage, parvient à insuffler une belle fragilité au rôle, et réussit son « Elle ne m’aime pas » grâce à une excellence déclamatoire. La ligne vocale du baryton-basse, souple et claire, lui permet par ailleurs de maintenir une ligne précise, qui rend justice aux subtilités de l’écriture vocale du quatuor du quatrième acte. Ekaterina Gubanova, déjà Eboli dans la distribution de 2017, assure le rôle avec efficacité, démontrant une aisance relative du grave à l’aigu, qui lui permet d’aborder aujourd’hui une grande variété de rôles, de Kundry à Adalgisa. La mezzo-soprano se joue habilement des embuches de son Air du voile et assume avec conviction le « Oh Don fatal », mais sans véritable éclat. Une prononciation légèrement relâchée et un vibrato parfois trop prononcé laissent une impression de manque de stabilité, qui apparaît d’autant plus en antithèse face à la maîtrise de Marina Rebeka.
Le Rodrigue d’Andrzej Filończyk séduit au premier abord : juvénile, précis, avec un médium et un aigu solides. Toutefois, là encore par manque de puissance, le personnage reste en retrait et la scène de sa mort au quatrième acte, impeccablement phrasée, manque d’impact émotionnel. Difficile il est vrai à ce moment de ne pas penser à l’interprétation de Ludovic Tézier, qui bouleversa tant ici même il y a quelque années. Le grand Inquisiteur d’Alexander Tsymbalyuk est inégal : convaincant dans son face-à-face avec Philippe II, mais trop en retrait par ailleurs. Des chœurs très en place aux seconds rôles excellemment tenus (on retiendra notamment le pétillant Thibault de Marine Chagnon), le reste du cast vocal n’appelle aucune réserve.
La direction musicale de Simone Young se distingue par sa tendresse et sa précision. Elle propose un Don Carlos privilégiant l’équilibre et la stabilité de la partition, sans rechercher l’emportement ni la foudroyance. Ceci semble cohérent avec l’esprit du Grand Opéra hérité de Gluck ou Rameau, bien que la direction de la cheffe australienne n’ait aucunement une approche « baroqueuse » de l’œuvre. Simone Young réussit ainsi parfaitement le troisième acte, notamment avec une Scène de l’autodafé qui séduit sans tomber dans le kitsch. Toutefois, en sortant de cette relative réserve, Simone Young aurait-elle pu réussir à donner un peu d’éclat à une soirée non sans qualités mais trop inégale vocalement ?