Pure comédie burlesque, sans enjeu métaphysique d’aucune sorte, avec pour seul objectif de faire rire en se moquant un peu des hommes vieillissants et mettant en avant la fructueuse solidarité des femmes, Falstaff n’en est pas moins une œuvre délicate à monter, qui comprend son lot de difficultés musicales, notamment des ensembles vocaux extrêmement périlleux, véritables cauchemars des chefs d’orchestre.
Dès lors, est-il opportun d’aller essayer de lui faire dire plus que ce que la partition contient, d’en faire une relecture (une de plus) de la transposer hors contexte pour lui donner plus de substance ?
C’est pourtant ce que tente Christoph Marthaler, un des grands pontes du Regietheater des années ’90 et suivantes, ce mouvement qui a marqué une grande part de la scène lyrique des trente dernières années.
Il campe ses personnages dans une villa hollywoodienne des années ’70, celle d’un réalisateur de cinéma (un des trois personnages muets ajoutés à la distribution), un certain Orson W. On y voit une salle de projection, un vaste espace central, une piscine. Le lieu est envahi par une noria de figurants, accessoiristes, scripts, maquilleuses, costumières et habilleuses, bref tous les petits métiers du cinéma. On tourne Falstaff, scène après scène, Marthaler nous propose donc une mise en abîme. Est-ce neuf ? Pas vraiment. Est-ce utile ? Pas vraiment. Est-ce beau ? Pas du tout. Voilà qui est dit ! Et quel type d’ego faut-il pour en venir à considérer que l’œuvre de créateurs tels que Shakespeare, et après lui Verdi, est un peu trop simpliste pour être présentée telle quelle, et nécessite qu’on lui adjoigne une couche de sens supplémentaire ? Si rien de ce qu’on voit ne va clairement à l’encontre de la pièce, on semble cependant s’ingénier à en éliminer tout caractère esthétique et tout côté poétique. Certains éléments sont quand même fort éloignés du livret, en particulier tout le troisième acte qui devrait se passer dans une forêt profonde hantée d’êtres surnaturels, dont on ne voit pas ici la moindre trace. Dans un tel contexte, les scènes auxquelles Verdi réserve sa musique la plus tendre, celles qui unissent le couple formé par Nannetta et Fenton, ont bien du mal à dégager un peu d’émotion, engluées qu’elles sont dans ce vaste désordre foutraque.
Bien sûr, il faut meubler l’énorme plateau du Festspielhaus, et les nombreux figurants s’y emploient, sans cesse occupés à mille petites tâches, parmi lesquelles la préparation du panier à linge dans lequel Falstaff est supposé finir sa course n’est pas la moindre. Mais faire chanter ensemble des solistes répartis sur plus de 40 mètres de distance, les hommes côté jardin et les femmes côté cour quand la musique est si périlleuse à mettre en place ne peut conduire qu’à un désastreux décalage, comme ce fut le cas du célèbre ensemble de la fin de l’acte I.
Comme on devait s’y attendre, la mise en scène fut copieusement sifflée dès le premier rideau et, après l’entracte, de nombreux sièges demeurèrent vides ! C’est presque du jamais vu à Salzbourg.
L’orchestre pourtant s’est montré sous son meilleur jour de bout en bout, Ingo Metzmacher mettant tout en œuvre pour accentuer les reliefs de la partition, suivre ses chanteurs et les mettre à l’aise malgré les inconforts de la mise en scène. Et la distribution n’a pas non plus démérité, le casting réuni est excellent. Gerald Finley, l’un des meilleurs barytons de sa génération, donne tout le relief nécessaire au rôle de Falstaff, rend le personnage attachant autant que ridicule, un vrai tour de force. De qualité comparable et de la même génération, Simon Keenlyside en Mister Ford livre lui aussi une très belle performance. Ces deux artistes, arrivés au faîte de leur carrière et qui n’ont plus rien à prouver, semblent s’offrir une pinte de bon temps dans des emplois pour eux sans grands enjeux. Sir Simon, en particulier, se joue des transformations de son personnage qu’il surjoue légèrement pour un excellent effet comique. Bogdan Volkov, jeune ténor ukrainien qu’on avait déjà pu apprécier dans Cosi fan Tutte ici même en 2021 lors des cérémonies du centenaire, campe un Fenton un peu encombré de sa personne, délicieusement godiche et très attachant. La voix est splendide, timbre clair, émission parfaite, grande aisance dans tous les registres. Le couple qu’il forme avec la Nanetta de Giulia Semenzato (pétillante et pleine de charme, elle chantait le rôle à Aix dans la mise en scène de Barrie Kosky la saison dernière) constitue la seule touche d’ingénuité de ce spectacle, on respire un peu.
Tanja Ariane Baumgartner s’impose dans le rôle de Mrs. Quickly tant la richesse du timbre (un mezzo assez cuivré et très coloré en même temps) fait merveille. Elena Stikhina en Alice Ford est parfaitement distribuée, elle aussi, le rôle semble même un peu sous dimensionné pour une artiste de ce calibre. On pourrait d’ailleurs en dire autant de Cecilia Molinari, (Mrs. Meg Page), l’autre mezzo de la distribution. Grand habitué des rôles secondaires, auquel il apporte relief et personnalité, Thomas Ebenstein incarne le Docteur Cajus, tandis que les deux complices Bardolfo et Pistola, valets de Falstaff sont respectivement interprétés par l’excellent ténor Micahël Colvin et la basse Jens Larsen, une des plus belles tête de mauvais de la scène lyrique.
Renonçant à faire bouger ses personnages pour la délicate fugue finale, véritable feu d’artifice vocal d’une redoutable difficulté d’exécution, le metteur en scène se contente d’afficher un grand panneau Shot Missing, et la pièce se termine, tous les protagonistes à l’avant-scène, assis ou debout, quasi sans mouvement. Tout ça pour ça !