Un coup de cafard ? Hop, un vieux vinyle du Falstaff de Toscanini sur la platine, et ça repart ! Il faut dire que les qualités musicales de l’œuvre, quand elle est bien dirigée, restent magiques. Grâce à l’Orchestre philharmonique du Luxembourg et à son chef Antonello Allemandi, on se laisse emporter en confiance par l’irrésistible impétuosité du flot musical : tempi parfaitement en adéquation, lecture fine et bonne cohésion entre la fosse et le plateau, bref, une excellente exécution qui enchante les spectateurs des villes coproductrices du spectacle, Lille, Luxembourg, et donc ce soir Caen.
L’œuvre se prête facilement, contrairement à d’autres, à des transpositions qui – pourvu qu’elles soient drôles et bien en situation –, sont tout à fait admissibles. C’est ainsi que l’on a vu par le passé un Falstaff déguisé en coq se pavaner parmi les poules de sa basse-cour, un autre confronté aux suffragettes de l’époque victorienne, un autre encore chez Douglas Sirk… Ce soir, Denis Podalydès a choisi le cadre d’un l’hôpital. Falstaff, en surpoids chronique, est contraint de se faire soigner et même opérer, mais ce lieu clos, quasi carcéral, ne l’empêche pas, bien au contraire, de tenter de nouvelles conquêtes dans la gent féminine hospitalière. Bien sûr, le décor est froid et impersonnel, comparé à l’auberge de la Jarretière, à l’hôtel particulier de Ford ou surtout à la forêt de Windsor, mais les choses fonctionnent plutôt bien, comme notamment la scène du dernier acte où Falstaff, sous l’emprise de l’anesthésie (et peut-être aussi d’une bonne dose de morphine ?) rêve à la concrétisation de sa conquête finale d’Alice, qui se matérialise sous nos yeux dans une étonnante danse onirique ; et à la fin quand Falstaff est enfin libéré de sa bedaine, devenue boule lumineuse qui va se perdre dans les cintres au milieu d’une joyeuse hilarité générale.
Vocalement parlant, l’ensemble est d’une grande unité, et globalement d’une grande égalité. Falstaff est interprété par Elia Fabbian, qui remplace Tassis Christoyannis accidenté. Son Falstaff roublard et bien en voix, même s’il manque parfois un peu de finesse, est bien dans la tradition, à laquelle s’ajoute sa position de malade hospitalisé : ainsi mis en état de faiblesse, il doit ruser sans cesse pour essayer d’arriver à ses fins, et puiser pour cela dans ses dernières forces. On retrouve bien le personnage créé par Orson Welles – lui-même malade – dans son film, qui a inspiré le metteur en scène. Sans que le point de vue humoristique soit gommé, le côté émouvant de ce personnage d’une immense naïveté reste donc sous-jacent. On n’en éprouve pas pour autant plus de sympathie pour le bonhomme, mais on compatit néanmoins à la grande cruauté de tout ce qui lui est infligé, ici d’une manière particulièrement appuyée.
Autour de lui gravite tout une pléiade d’excellents chanteurs. Gezim Myshketa a une voix idéale pour Falstaff, mais pour le moment chante Ford, dont contrairement à beaucoup d’autres, il n’accentue pas le côté désespéré de son air, le tirant plus vers un humour désabusé. Kevin Amiel chante d’une voix bien timbrée un Fenton ahuri dont Nanetta fera ce qu’elle voudra. Luca Lombardo en Dr. Cajus est rendu plus crédible par le cadre hospitalier où il trouve un véritable emploi. Quant à Loïc Félix et Damien Pass (Bardolfo et Pistola), ils complètent parfaitement le groupe masculin. À noter l’excellente prononciation de tous, qui rend audible tout le texte.
Du côté des joyeuses commères, on remarque particulièrement la Meg Page de Julie Robard-Gendre, dont la belle voix de mezzo redonne à ce personnage souvent un peu sacrifié toute son importance, ce qui rend les ensembles mieux équilibrés. Silvia Beltrami est une Mrs. Quickly dans la grande tradition des Fedora Barbieri et Jocelyne Taillon, et Clara Guillon une Nanetta décidée émettant des sons filés de toute beauté. Enfin Alice Ford est interprétée par Gabrielle Philiponet, qui mène fort bien, comme il est de règle, le jeu et toute la bande. La voix est belle, l’actrice très efficace, et le personnage tout à fait crédible. Pour revenir à l’ensemble féminin, il est dommage que celui-ci manque parfois un peu de précision et de cohésion, petit bémol qu’il serait facile de corriger.