Composé par Verdi au soir de sa vie, à un âge où priment les questions existentielles, Falstaff prend place à l’Opéra de Lille dans un hôpital, dernière étape avant le grand saut dans l’inconnu – « entre asile et sanatorium » explique Denis Podalydès – le metteur en scène – dans sa note d’intention. L’idée n’est pas nouvelle. Sans remonter à La Dame de pique façon Lev Dodin qui en son temps avait laissé circonspect, Hamlet à Paris cette saison optait aussi pour l’établissement de santé. Autour de Falstaff alité car obèse, les commères deviennent infirmières ; les compères, patients ou soignants ; le rire, grinçant ; la farce, amère. Avoir expérimenté le pied à perfusion tempère l’effet comique du vin versé à larges rasades dans le goutte-à-goutte. Ourdi de théâtre, le travail sur le mouvement rattrape les limites d’un parti pris qui obère la dimension féerique du dernier tableau mais respecte la mécanique de l’œuvre – pour preuve, les rires du public pendant la représentation. Seule s’avère difficile à comprendre, pour qui ne connaît pas le livret, la substitution finale des mariés.
Dans cet opéra à l’horlogerie diabolique, tout est question d’équilibre et de précision, théâtrale et musicale. Antonello Allemandi ne peut éviter quelques décalages dans les grands ensembles, conséquence inoffensive d’une lecture haletante qui laisse le spectateur suspendu à la baguette du chef. Rejoint par le chœur au dernier acte, l’Orchestre national de Lille trouve dans la partition de Verdi matière à faire valoir sa cohésion symphonique en même temps que ses qualités instrumentales – ah ! la tendre langueur du cor anglais dans les sonnets de Fenton. Après avoir cédé à la tentation du son dans le premier tableau, une juste balance s’établit entre fosse et plateau jusqu’à l’éclat de rire conclusif, libérateur de l’énergie accumulée pendant trois actes et six tableaux vivement rythmés.
Concilier le geste collectif à la parole individuelle s’avère également le défi adressé à des chanteurs dont les voix doivent s’apparier autant que se distinguer. Dans une équipe exempte de maillons faibles, se détachent au second plan Julie Robard-Gendre (Meg) et Loïc Félix (Bardolfo), l’un et l’autre dotés de cette présence qui permet à leur personnage d’exister, si brèves soient leurs interventions. Au premier plan, Silvia Beltrami (Quickly) et Clara Guillon (Nanetta) se taillent la part du lion, la première par un racconto claironnant et la rondeur savoureuse de « Reverenza » dépourvus de vulgarités, la seconde par la magie d’aigus filés dont la pureté se dispute à la fraîcheur. Contraint par la mise en scène de jouer le simplet de service, Kevin Amiel tente d’alléger une voix de ténor qui aspire aujourd’hui à plus d’ampleur et moins de grâce, quand Fenton voudrait l’inverse. Alice expose les insuffisances dans le grave de Gabrielle Philiponet et Ford les limites dans l’aigu de Gezim Myshketa. La confrontation avec Falstaff, agrippé d’une voix solide par Tassis Christoyannis, amène à se demander si les deux barytons n’auraient pas dû interchanger leur rôle. L’Albanais aurait pu offrir au Pancione les couleurs, l’articulation, une certaine vis comica qui font défaut au Grec tandis que la rigueur, la noblesse du phrasé, le tracé long de la ligne, l’héroïsme auraient mieux convenu au mari jaloux.
Simple supposition et réserves minimes qui ne sauraient remettre en cause la dynamique d’ensemble. Trépassé sur le billard lors de l’opération qui l’aleste de sa bedaine, Falstaff jongle avec un globe lumineux tel un farfadet, manière légère de rappeler que tout dans le monde est farce, même la mort.