Chaque fois qu’il m’est donné d’assister à une représentation de Falstaff, je me fais la même réflexion : pourquoi Verdi, après avoir produit tant de chefs-d’œuvre, en particulier dans le registre dramatique (on pense en particulier à Don Carlo ou Othello) s’est-il commis à cette mascarade, cette comédie légère avec si peu de substance ? Et quelle mauvaise farce il a fait, tant vis à vis des chanteurs que vis-à-vis du public, en leur laissant pour testament une partition aussi difficile dans son exécution, pour de si pauvres enjeux émotionnels ?
Reprise d’une production présentée ce dernier printemps à l’opéra de Lille, le Falstaff mis en scène par Denis Podalydès fait étape cette semaine à Luxembourg pour trois représentations, dans la très belle grande salle des Théâtres de la Ville.
Passé maître dans l’art de ficeler des mises en scènes pleines de sens, bien huilées, où alternent les moments de virtuosité scénique et les moments d’émotion, le metteur en scène Denis Podalydès, en duo avec son complice scénographe Eric Ruf a visiblement pris beaucoup de plaisir en s’attaquant au Falstaff de Verdi (qui, sous le titre des Joyeuses commères de Windsor est aussi une comédie de Shakespeare, ne l’oublions pas), en donnant beaucoup de relief à sa dimension cocasse, démesurée, truculente, en respectant les épisodes surnaturels de la partition, tout en réservant de très beaux moments d’humanité, d’émotion sincère et une grande indulgence pour les faiblesses des hommes. Parallèlement, la mise en scène souligne fort à propos la force des femmes lorsqu’elles s’allient entre elles face à des hommes gonflés de suffisance, de nombrilisme et de bêtise.
C’est déjà en soi une performance, qui donne consistance à la pièce et produit un spectacle agréable, souvent drôle et plein d’humanité.
Toute l’action, ou presque, se passe à l’hôpital. Falstaff est alité pour cause d’obésité, entouré de ses deux comparses comme un Christ au Golgotha, et les quatre femmes de la distribution sont devenues quatre infirmières qui s’occupent de ces messieurs. Le Docteur Cajus est rendu à son rôle de médecin et tout cela fonctionne admirablement bien.
Les décors assez beaux malgré la dimension aseptisée des lieux, sont faits de grands voilages à l’italienne joliment éclairés et le mobilier se réduit aux nécessités du lieu : des lits, des tables de chevet et des chariots roulants. Une fois passée la surprise d’une telle transposition, l’action s’impose facilement et trouve sa justification tout au long de la pièce. Le rythme des déplacements des personnages est bien réglé, parfois chorégraphié avec la précision d’un ballet, l’humour un peu potache n’est jamais loin. La mise en scène réussit à caractériser chaque personnage, en partie grâce aux costumes de Christian Lacroix, tirant bien souvent sur la caricature. Le deuxième acte, divisé en plusieurs tableaux distincts nous transporte dans la buanderie de l’hôpital, lieu parfait pour l’épisode du panier à linge dans lequel se réfugie notre héros, qui finira dans les marais de la Tamise. Sauvé de la noyade par son obésité même, Falstaff aborde le troisième acte vêtu d’un vêtement simulant une maladive abondance de rondeurs ; le corps nu du héros déchu sur le billard des chirurgiens, à la fin de la pièce, est un véritable tour de force de costumier et de metteur en scène, qui exprime les immenses misères de l’obésité et provoque dans le même temps un effet burlesque du plus grand comique.
Hélas, tout le bien qu’on trouve à dire de cette mise en scène doit être relativisé à l’aune de la performance musicale, pas toujours satisfaisante. Falstaff, on le sait, est une partition périlleuse, qui contient de nombreux passages pour ensembles vocaux, très difficiles à mettre en place, au cours desquels les chanteurs ont mille occasions de se perdre, et qui ici sont abordés avec une grande confusion. On peut dire que dès qu’il y a plus de quatre voix simultanées, on perd le sens du discours musical tant la réalisation est approximative, tant les décalages sont grands avec l’orchestre, même si tout cela tend à être masqué par une bonne humeur générale et des effets de théâtre qui distraient l’oreille. Les performances individuelles des chanteurs, pourtant, sont de meilleure qualité, dans une distribution relativement homogène. Accidenté, Tassis Chriostoyannis, qui chantait le rôle-titre à Lille a cédé sa place à Elia Fabbian, voix profonde mais sans grand caractère, ce qu’il compense par une excellente performance d’acteur et un bel engagement scénique. Le plus percutant, parmi les rôles masculins est le Ford de Gezim Myshketa, voix chaude et enveloppante qui constitue une sorte de contrepoids raisonnable aux excentricités de Falstaff. Bardolfo et Pistola (respectivement Loïc Félix et Damien Pass) tirent leur épingle du jeu honorablement. Globalement, la distribution féminine est de meilleure qualité : Silvia Beltrami est tout à fait convaincante dans le rôle de Mrs Quicky, excellente diction et grande précision vocale, et Gabrielle Philiponet s’impose facilement dans celui de Alice Ford, pleine de malice et d’intelligence. Julie Robard-Gendre campe Meg Page avec un peu de raideur, sans doute voulue par la mise en scène, mais une belle aisance vocale. Le couple Nanetta, Clara Guillon – Fenton Kevin Amiel, deux jeunes chanteurs pleins de talent qui accumulent les succès sur les scènes françaises, s’impose par la candeur des deux rôles et le charme de leurs voix qui s’accordent très heureusement. D’où vient, dès lors, que lorsqu’ils chantent tous ensemble, ces honnêtes musiciens ne donnent à entendre qu’un discours indistinct, incompréhensible et confus ? Manque de travail ou de temps de répétition avec l’orchestre de Luxembourg ? Accidents liés au stress de la première ? Ou est-ce que, définitivement, ces parties-là de la partition sont inchantables ? Le mystère reste entier.
Dans la fosse, le chef Antonello Allemandi tente de dominer tout ce beau monde et de suivre les inflexions d’une mise en scène qui bouge beaucoup tout en respectant la rigueur due à la partition. L’orchestre de Luxembourg se montre un peu sage et un peu prudent, peu enclin au lyrisme, mais le public semble néanmoins fort heureux de sa soirée.