L’Opéra Royal de Wallonie se distingue à nouveau dans sa défense des titres verdiens méconnus. Quelques années après Jérusalem ou Ernani et un an après Alzira, c’est au tour de ces Lombards à la première Croisade de briller en Wallonie. L’occasion d’admirer une œuvre qui a beaucoup à proposer, tout en souffrant de maints défauts. Le premier étant d’avoir été composée juste après l’autrement plus efficace et inspiré mélodiquement Nabucco. Le second d’offrir un livret trop dispersé (de Milan à Antioche puis Jérusalem, du drame familial à une guerre de religions) et maladroit : on commence avec une deuxième tentative ratée de fratricide, rien que ça ; que dire de la reconnaissance in extremis du frère criminel en la figure d’un vieil ermite très respecté localement ? alors qu’il n’est arrivé en terre sainte que depuis peu, puisqu’il est parti en même temps que son frère qui vient de débarquer avec son armée de lombards ; enfin les retours d’Oronte relèvent presque du gag : premier retour « Surprise ! Je ne suis pas mort », second retour « Surprise ! Je suis un rêve ». Le troisième défaut est un rôle principal féminin inchantable, dont la fureur vociférante est éclipsée par la délicatesse de sa célèbre prière à l’acte I, comme si Desdemona devait soudain chanter Abigaille. Et pourtant qu’il est formidable ce rôle de Giselda, femme forte qui porte l’opéra de bout en bout, là où les protagonistes masculins alternent à chaque acte. Ce qui contribue heureusement d’ailleurs au caractère très choral de cet opus, en plus des nombreux et amples chœurs qui flattaient la veine patriotique des spectateurs milanais lors de la création. Soulignons également qu’une œuvre où l’héroïne chrétienne s’insurge contre le massacre des musulmans est assez rare en cette première moitié du XIXème siècle (et c’est sans doute pour faire amende honorable, que le librettiste fait se convertir Oronte avant d’expirer), par une opposition presque féministe, les deux frères apparaissant comme également sanguinaires. Musicalement enfin, Verdi tente beaucoup : sans parler des teintes exotiques, le contraste permanent entre la fanfare et les moments intimistes ou cataclysmiques font toute la vivacité de cet opéra qui ne connait aucun temps mort, alors que son glorieux aîné souffre d’une sérieuse baisse de régime au dernier acte.
Pour défendre cette œuvre plurielle, félicitons le bon chœur maison dont la timidité initiale secouée par le chef a laissé place à un bel entrain soutenu par un métier solide. Des seconds rôles bien tenus, mentionnons le Pirro vaillamment pénitent de Luca Dall’Amico. Matteo Roma est par contre une erreur de casting en Arvino : difficile de croire que ce juvénile (de timbre comme de physique) ténor est le père de cette volcanique Giselda, difficile également de le croire sanguinaire ou d’être impressionné par sa colère à l’acte III ; et pourtant le chanteur est fin et sa très belle voix à l’ambitus plutôt étendu pour ce format fait sans doute merveille dans Rossini. Ramón Vargas est bien plus idoine en Oronte : la voix est toujours étonnamment souple, le timbre chaleureux et le technicien maitre de ses moyens pour éviter tout débordement dégoulinant, tout en assurant de longs et soyeux points d’orgue. Voilà un rôle belcantiste qui gagne beaucoup à être interprété par un Idomeneo plutôt que par un Calaf. Maître de ses moyens, Goderdzi Janelidze l’est sans doute trop : s’il sait atténuer la puissance colossale de son émission dans les ensembles pour ne pas écraser ses collègues, que ne le fait-il aussi dans les passages subtils de son air au premier acte, à peine soutenus par quelques instruments ? C’est d’autant plus dommage que le chanteur a bien plus que des décibels à offrir pour impressionner : qualité des phrasés, présence scénique, velouté de l’émission… A l’inchantable nul n’est tenu, Salome Jicia s’en sort néanmoins avec les honneurs. Avec ses faux airs de Patti Lupone dont elle partage certainement la véhémence et le chien, son medium solide et son audace quasi suicidaire, elle compose une Giselda très marquante, au prix d’un registre aigu constamment arraché, aux couleurs astringentes mais très sonores, que ce soit sur des notes filées ou claironnées. Son meilleur moment n’est sans doute pas la prière à la Vierge dont l’angoisse est un peu trop marquée par la raideur de l’émission, mais elle est remarquable dans le final rugissant de l’acte II, puis dans son adresse aux tentes lombardes et le duo d’amour avec Oronte.
La mise en scène de Sarah Schinasi est hélas bien timide : si les costumes médiévaux sont assez soignés, les décors et les éclairages élégants, la direction d’acteurs est assez naïve voire inexistante. Les chœurs sont constamment en rang d’ognons derrière les chanteurs à l’avant-scène, rendant ces tableaux vivants bien trop statiques. De plus, elle ne fait rien pour corriger les faiblesses du livret (Pagano a tout juste changé d’habit pour devenir ermite mais reste reconnaissable entre mille), tout en en exploitant pas les ressources (où sont les taches de sang sur le costume des croisés qui déclenchent la fureur de Giselda ? où est l’hostilité dans l’attitude des femmes du harem envers Giselda ? hostilité que la musique surligne pourtant).
Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège manque parfois de résonnance, il sonne un peu sec, mais certainement pas d’énergie. Au prix de quelques départs ratés, Daniel Oren imprime une ferveur constante aux musiciens, dont les cordes se distinguent particulièrement par leur agilité ; citons aussi le superbe solo paganinien de Julien Eberhardt.