De bruyantes huées pour le metteur en scène (contrebalancées certes par un rebond des applaudissements), la chose n’est pas courante de la part du très policé public zurichois… Il est évidemment aussi difficile de décoder un bououououh qu’un bulletin de vote dominical : trop de mise en scène pour les uns, pas assez pour les autres ?
On imagine que certains auront pu être décontenancés par la lecture de Calixto Bieito ou choqués par certaines images, en effet choquantes, et d’autant plus surprenantes qu’elles semblent tomber comme des météorites de glace sur une mise en scène qui n’évite pas certaines facilités, ou banalités…
Le thème des violences faites aux femmes touche profondément Calixto Bieito, et Maxime de Brogniez rappelait ici sa lecture de Carmen, faisant du féminicide la clé de l’opéra de Bizet. Son approche des Vêpres siciliennes est dans une ligne proche. Montfort et ses reîtres deviennent, vus par lui, des violeurs et des brutes sauvages. Lecture plausible, justifiée par quelques répliques au deuxième acte, où l’un des officiers français évoque l’enlèvement des Sabines. Et Bieito de confier que c’est à partir de ces mots que certaines images lui sont venues à l’esprit, images dont est née sa lecture de l’œuvre.
Et d’expliquer qu’il n’a voulu situer l’action ni dans le temps ni dans l’espace pour lui laisser sa portée universelle et sa leçon : les victimes des guerres, ce sont d’abord les femmes. Le viol étant devenu, on l’a vu à la fin de la Seconde guerre mondiale en Allemagne, on le voit de nos jours dans chacun des conflits qui éclatent ici ou là, une arme de guerre épouvantablement banale. Des femmes en restent détruites à vie, et des sociétés humaines blessées pour longtemps. C’est d’ailleurs le but recherché.
Le propos de Bieito peut sembler arbitrairement plaqué sur les Vêpres (mais d’ailleurs cela fonctionne), il n’en demeure pas moins que la puissance de Verdi est bien là et que, porté par de très beaux interprètes, l’autre thème de l’opéra, essentiel pour lui, les relations père-fils, garde toute sa force bouleversante.
Déjà vu…
Le décor est d’un passe-partout accablant : des containers peints en blanc, des baraques de chantier, une architecture de passerelles métalliques et d’échelles, tout cela tournant inlassablement grâce à la tournette de l’opéra de Zurich, un investissement décidément bien amorti de production en production… dont chaque mouvement révèle un autre aspect de ce meccano, pas plus intéressant que le précédent.
Qui dit décor blanc dit costumes noirs, ça va de soi. Le chœur féminin est en robes de veuves siciliennes, les costumes des hommes sont d’une médiocrité qui confine à l’invisibilité. Les soudards de Monforte et lui-même sont en costumes trois pièces (avec pochette), Procida en petite veste bleue de cadre moyen, la malheureuse Elena porte une veste de cuir, des leggins noir, des talons hauts et une vaste perruque (noire), Arrigo un tee-shirt kaki à la Zelenski.
Il s’agit d’être neutre, intemporel, universel. On est surtout économe, de son imagination et peut-être de ses deniers.
Sur les containers blanc viendront se projeter des images en noir en blanc. Au cours de la première partie, ce seront surtout des images de manifestations populaires en Italie, époque années trente, et des souvenirs de cinéma néo-réaliste, Bieito disant garder en mémoire le Roma, cittá aperta de Roberto Rossellini ; au cours de la seconde partie, ce seront, en même temps que quelques-unes des Désastres de la guerre gravés par Goya, les images insoutenables de la découverte des camps d’extermination, les fosses communes, les pelleteuses brassant des corps.
La première image, dans le silence précédant l’ouverture montrera Elena tirant à grand peine une vaste cantine métallique blanche, représentant à la fois le cercueil de son frère Federigo et la fatalité pesant sur elle. Cette cantine, mise en position verticale, deviendra au quatrième acte la cellule emprisonnant Arrigo.
Le corps outragé des femmes
Sitôt après une ouverture routinière, hâtive plutôt que nerveuse, à laquelle auront manqué la respiration, la rondeur sonore et le slancio verdien, mais certes pas la tonitruance (ah ! ces trombones…), puis un chœur d’entrée, davantage sonore que précis, apparaît, porté par quatre officiers de Monforte, le premier corps féminin outragé : le cadavre à demi nu d’une jeune fille, enveloppé d’une feuille de plastique transparent en guise de body bag.
Et c’est couchée sur le cercueil de son frère qu’Elena commencera son premier air : d’abord la chanson que lui impose de chanter l’un des occupants français, chanson qu’elle transformera en appel à la révolte. Maria Agresta, si elle n’est pas vraiment le grand soprano lyrique que réclame ce rôle de passionaria, assume à peu près tous les escarpements de « In alto mare », non sans une certaine âpreté parfois. Mais, est-ce le costume décrit plus haut, ou une présence en scène un peu frêle, son allegro final avec chœur « Coraggio, su coraggio » qui devrait faire grand effet, n’aura ni vocalement, ni dramatiquement, l’ampleur qu’il mérite.
Soudain Verdi est là
C’est durant le quatuor a cappella « D’ira fremo » (d’une intonation un peu brinquebalante) qu’apparaît, une tasse à la main (pourquoi ?), Monforte, et peu après Arrigo. Aussitôt, on a le sentiment ou l’intuition ou la certitude que Verdi est (enfin) là. Tout ce qui flottait se met en place, les phrasés de l’orchestre sonnent plus justes, tandis que Quinn Kelsey impose immédiatement le personnage de Monforte : affaire de legato, d’appui sur les mots, de plénitude du timbre, de présence en scène, mais aussi une manière de lassitude, d’inexplicable mélancolie, qui paradoxalement humanise ce personnage cruellement despotique. On saura plus tard d’où vient une brisure qui s’exprime d’abord musicalement.
Face à lui, dans le tee shirt qu’on a dit, s’impose très vite le Arrigo du ténor russe Sergey Romanovsky, pour qui c’est une prise de rôle, lui qui a beaucoup chanté des rôles de ténor léger (Nadir, le Duca de Rigoletto ou l’Almaviva du Barbier), mais aussi Don Carlos ou Faust. Son sens du phrasé, de la ligne, n’est pas moindre que celui de Quinn Kelsey, le timbre est large et chaud, et surtout, par la maîtrise du vibrato, il prête à son personnage on ne sait quoi de fragile, d’éperdu, une épaisseur humaine, une intériorité, bref de quoi conférer toute son ambiguïté à la relation entre Monforte et lui, et d’abord à leur duo « Qual è il tuo nome ? » de la fin du premier acte.
Le passage cantabile « Di giovane audace » où les deux voix s’unissent, le baryton répondant en contrepoint à la ligne mélodique du ténor, est d’une exaltante musicalité, sur un très bel arrière-plan de cordes du Philharmonia Zurich, enfin lyrique sous la baguette d’Ivan Repušić. Les deux couleurs de voix se mêlant admirablement, ce duo où deux personnages s’affirment ennemis l’un de l’autre sonne d’autant plus étrangement comme un duo amoureux (préfigurant Carlo-Posa).
Un cast masculin sans faille
L’entrée de Procida complètera un cast masculin (dans cet opéra d’hommes) très relevé. Styliste lui aussi, Alexander Vinogradov est une superbe basse chantante et son « O tu Palermo » est une merveille de noblesse, d’élégance, de phrasé, de couleur aussi. Contraste entre ce gabarit plutôt frêle et cette voix majestueuse ! La cabalette avec chœur « Santo amor che in me favellli », aux notes piquées impeccables, conduira au premier duo amoureux entre Arrigo et Elena. Le « OImé ! Io tremo innanzi » de Romanovsky sera une nouvelle merveille de lyrisme, de couleur et d’élan. Maria Agresta semblera aller parfois jusqu’aux confins de sa voix, malgré quelques demi-teintes ravissantes sur « Tu, dall’eccelse sfere, che vedi il mio dolor. » Il faut dire que Bieito les place à des kilomètres l’un de l’autre, ce qui n’aide pas, et qu’autour d’eux déambule imperturbablement la Ninetta d’Irène Friedli, réduite à arpenter la scène telle une duègne, à boucler des tours et des détours, ce qu’elle fera à peu près jusqu’à la fin de la représentation. Mise à part la nécessité de faire 10000 pas par jour, on s’avoue incapable de trouver une explication.
Malaise dans le malaise
C’est à ce moment que l’on entend l’allusion de Tebaldo aux Sabines, que nous avons évoquée, réplique qui répond à une phrase de Procida, jouant les agents provocateurs, en affirmant que « aux vainqueurs tout est permis ». Le « Viva la Guerra, viva l’amor ! des Français explose sur un rythme de tarentelle.
Cette tarentelle qui semble absurde au premier abord va devenir de plus en plus effrayante à mesure qu’elle servira de support à une première scène physiquement (et émotionnellement) éprouvante : le quasi-viol sur scène d’une figurante, dont seront lentement arrachés les vêtements, puis déchiré le collant.
Une scène qui met mal à l’aise : il y a ce qu’elle représente et dénonce, c’est-à-dire l’acte de guerre, et il y a ce que le metteur en scène fait subir à cette figurante. D’où la gène ressentie (par nous, en tous cas). On verra ensuite l’un des containers s’ouvrir (lumière d’un blanc chirurgical à l’intérieur) et quelques soudards y faire entrer quelques femmes (après un simulacre d’enlèvement des Sabines). Là, on restera dans l’allusif, tandis qu’Elena se penchera au secours de la victime dénudée.
Ironiquement, à ce moment-là, le livret prévoyait un riche déploiement de « dames françaises et siciliennes » en atours de fête débarquant d’une barque « splendidement ornée »… Ici c’est sur le « Del piacer s’avanza l’ora ! » du chœur qu’on verra la soldatesque sortir du container en rajustant bretelles et braguettes…
L’un de ces moments où ce qui se donne à voir est si fort qu’on en oublie d’écouter vraiment la musique, pourtant l’une des grandes scènes d’action de Verdi.
Quinn Kelsey au sommet de son art
Changement de focale immédiat avec l’une des plus belles pages de Verdi, le récitatif « Si, m’abboriva ed a ragion ! », suivi de l’aria « in braccio alle dovizie », dont Quinn Kelsey, recroquevillé au pied du décor, fait une sublime page introspective. Baryton au timbre clair, capable d’allégements subtils, et surtout de dire un texte, d’en exprimer le sens profond, de gommer tout effet vocal inutile, il semble accomplir à la lettre le rêve de Verdi, d’un chant puissamment vrai, simplement humain. Le paradoxe est que tout en disant les mots en grand acteur, en incarnant la douleur d’un personnage, il ne cesse jamais d’être parfaitement musical, sa science de la projection lui permettant de faire passer la moindre inflexion mélodique sans rien forcer, en dosant les couleurs au millimètre, d’être à la fois intime et puissant, démuni, dénudé et grandiose. Ovation, bien sûr !
À nouveau le grand style verdien
Et que dire du duo avec Arrigo qui va suivre ? Moment où Monforte révèle à Arrigo qu’il est son père, véritable duo d’amour, au centre de l’opéra. Tout en contrastes de sentiments, en effusions interrompues, en trouble. C’est Verdi au sommet de son inspiration, alternant les passages arioso et les strettes les plus enivrantes (« Mentre contemplo quel volto amato… » sur un thème entendu dès l’ouverture). Quinn Kelsey et Sergey Romanovsky y sont merveilleusement fusionnels (et Ivan Repušić, comme dans tous les passages purement lyriques, respire à l’amble avec eux). Finalement très proches de timbre, ils sont aussi unis par le style de chant, le soin apporté à la ligne, aux nuances, le velouté, le raffinement (suave passage en voix mixte du ténor sur le premier « O donna ! Io t’ho perduta ! »), en un mot la musicalité. Aussi présente dans le cantabile (« Ah ! Figlio, invani crudo mi chiami… ») que dans la violence (la fusion des deux voix sur « Ombra diletta »).
Les pendus de Milan
Si le ballet des Saisons sera ensuite coupé, Calixto Bieito fera de la scène de la fête du troisième acte un moment assez étrange, Monforte et ses affidés s’affublant de hures de sangliers (pourquoi ?), et le chœur de masques de carnaval, en restant toujours aussi funèbre et statique, on verra les officiers esquisser un French cancan dérisoire, illustration grotesque du tempo pimpant de l’orchestre, avant deux images fortes : Elena bondissant sur Monforte pour le pognarder et arrêtée dans son élan par Arrigo, image de la trahison, et celle de trois femmes pendues par les pieds (on pense évidemment aux cadavres de Mussolini et Clara Petacci), nouvelle image perturbante à deux niveaux : il y a ce qu’elle représente (les femmes dans la guerre), et ce qu’elle met en œuvre (la violence faite ici aux trois figurantes).
On s’arrêtera encore sur deux moments, le premier est musical, le second est ambigu, à la fois image et musique.
La scène de la prison est une nouvelle grande page verdienne (faut-il rappeler que les Vêpres siciliennes viennent juste après la trilogie Rigoletto–Trovatore–Traviata…). Le récitatif et aria « Voi per me qui gemete-Giorno di pianto » donne à nouveau à entendre le superbe Sergey Romanovsky à son meilleur. Bieito le coince dans une boîte exiguë (recyclage de la cantine-cercueil de Federigo). Torse nu (il est pas mal fichu…), il prête à ce lamento les plus chaudes couleurs de son timbre, sans rien perdre de ses qualités d’expression quand il monte jusqu’aux sommets de sa tessiture (l’air ne monte que jusqu’au si, mais reste le plus souvent dans les hauteurs). La scène avec Elena où il lui avoue que Monforte est son père (d’où sa trahison) est un autre sommet, où, portée par l’élan, Maria Agresta sera à son meilleur, même si on continue à se demander si elle est vraiment une Elena. C’est dans son aria « Arrigo ! Ah ! Parlo a un core » qu’elle aura ses plus beaux phrasés et des sons filés d’une transparence sensible, même si elle escamotera prudemment la redoutable cadence (du contre-ut à l’ut grave) qu’elle remplacera par une colorature d’ailleurs un peu grêle. La strette offrira une belle image, Arrigo l’enlaçant dans un geste tendre, tous deux repliés au pied de leur guérite.
La « gégène »
La scène de l’exécution, où Monforte promet sa grâce à Arrigo s’il proclame qu’il est son fils, Bieito la contemporanéise à l’aide de trois cages à roulettes où il emprisonne Elena, Arrigo et Procida. Dans une savante et stressante progression, on verra les reîtres en complet-veston disposer un générateur et du fil électrique, brancher les cages métalliques, tandis qu’on entendra, da lontano, un De Profundis, Elena et Procida supplieront qu’on les gracie, la tension montera avec une redoutable efficacité jusqu’à la libération du « Oh padre ! Oh padre ! » d’Arrigo.
Le final concertant de cet acte IV, une de ces infrangibles architectures verdiennes profuses en trios, quatuors (notamment ici le très beau « Addio, mia patria »), avec ou sans chœur, auxquelles on ne résiste pas, égale en force celui du deuxième acte, sous la solide direction d’Ivan Repušić.
On ne s’attardera pas trop sur l’air « à effet » d’Elena, le célèbre boléro « Mercé, dilette amiche », avec lequel se collette tant bien que mal Maria Agresta, ni sur le ridicule de sa grande robe de mariée, ni sur les hures des garçons d’honneur.
Ter repetita
On mentionnera plutôt un dernier moment malaisant. Voulu comme tel sans doute par le metteur en scène, et manière d’interloquer le spectateur (voire de le culpabiliser ?). On veut parler de l’entrée de Procida, entouré d’un groupe de femmes, plus ou moins dévêtues, attachées par des cordes, certaines les seins nus, qui à peine en scène s’effondreront comme pour constituer un socle humain, gisant immobiles aux pieds d’un Procida ridiculement couronné de la couronne nuptiale d’Elena et dont il s’agit peut-être de signifier qu’il n’est pas meilleur que les autres (?)
Sans insister davantage sur l’impression mi-figue mi-raisin que laisse ce genre de provocation, on dira plutôt l’incandescente beauté vocale du dernier tableau depuis le trio « Sorte fatal ! » illuminé à nouveau par le timbre de Romanovsky jusqu’au farouche engagement d’Agresta clamant son amour pour Arrigo.
Ensuite, comme s’il avait jeté là toutes ses forces, Verdi bâclera en quelques mesures hâtives l’assaut triomphal des Siciliens contre l’occupant, le « Vendetta ! Vendetta ! » final.
Épuisement, après quatre heures de musique ? Et après ce combat de haute lutte avec la Grande boutique, le livret de Scribe et le grand opéra à la Meyerbeer ? « Les Vêpres m’ont causé tant de fatigue que je ne sais plus quand j’aurai de nouveau envie d’écrire », dira-t-il.
Restent, au cœur de cette grande machine, quelques-uns des plus beaux exemples de ce que Verdi aime et fait le mieux : l’intime. Magnifiquement servis dans cette production par ailleurs passionnante à déchiffrer.