Alors que l’opéra a, dit-on souvent, du mal à renouveler son public, Il Trovatore fait-il toujours partie du patrimoine populaire italien ? A l’aune de cette production jouée à guichet fermé et qui tourne dans plusieurs petits théâtres de la province italienne, on ne peut que répondre par l’affirmative. Le public est ici varié. Les plus âgés ont sorti leurs plus belles tenues et les dames font prendre l’air à leurs colliers de perles. Un grand-père enthousiaste a invité ses petits-enfants, de jeunes ados, lesquels se sont mis sur leur trente-et un pour l’occasion. Il leur explique tout ce qu’ils doivent savoir, avec des yeux qui brillent. Des parents sont venus avec leurs jeunes enfants. Les entre-deux âges se divisent en tenus sobres ou excentriques : comme dit la publicité d’une chaîne de restauration rapide « Venez comme vous êtes ». Quelques touristes participent à la fête, certains venus de Pise ou de la Florence voisine, mais la salle est essentiellement locale, d’autant que la presse régionale a annoncé le clou de la saison.
Pas de jeunisme ni de modernisme pour ce spectacle qui rencontre « pourtant » un beau succès : Stefano Monti n’a probablement pas réfléchi pendant 25 ans avant de se lancer dans l’aventure et c’est tant mieux. Sa mise en scène est fluide, avec des changements de décors rapides au diapason de la musique de Verdi : il n’y a rien de pire dans cet ouvrage que de subir entre chaque scènes des pauses qui cassent le rythme de l’action. Les décors stylisés sont simples et les ambiances sont efficacement caractérisés par la variété des lumières (y compris la présence en ombre chinoise de la mère d’Azucena) : la contrainte d’une coproduction pour pas moins de cinq théâtres est ici parfaitement surmontée (un exemple à suivre en ces temps de disette). Les costumes, plus élaborés, contrastent élégamment avec l’univers scénique et, au bout du compte, on finit par se faire à l’absence de Kalashnikov, de militaire en treillis ou d’urinoirs. Les ambiances sont crépusculaires, évoquant avec poésie les lieux et ambiances de l’action. Si le spectacle est une réussite esthétique, la direction d’acteurs nous a toutefois semblé moins travaillée, peut-être pour laisser la jeune troupe se concentrer sur le chant. Certes, Il Trovatore n’est pas Who’s Afraid of Virginia Woolf? mais la caractérisation des différents personnages (en particulier celui d’Azucena) gagnerait à être plus approfondie.
L’ouvrage est servi par une troupe de jeunes chanteurs dont le format vocal est adapté à la salle. Matteo Desole est un Manrico très stylé, dans la lignée d’un Bergonzi plutôt que de celle d’un ténor spinto. Si l’aigu manque donc un peu de mordant, le chanteur affronte néanmoins crânement ses deux contre-ut du « Di quella pira ». Mais c’est surtout un authentique phrasé verdien qui est ici remarquable. Le legato, la maîtrise du souffle et la variété de couleurs sont également impeccables. Claire de Monteil, qui a récemment attiré l’attention avec un remplacement inopiné à la Scala, a fait ses débuts italiens avec cette coproduction. Sa voix, claire mais aux graves sombres et sonores, n’a pas encore la largeur de celle des grands sopranos verdiens, mais ses moyens et sa technique lui permettent en revanche de rendre justice à la dimension belcantiste de l’ouvrage, si souvent négligée. L’air d’entrée, et surtout sa périlleuse cabalette, sont bien menés. Son « D’amor sull’alli rose » est plein de délicatesse, avec de beaux piani, et la chanteuse rajoute même un contre ut dans le « Miserere ». Enfin, le « Tu vedrai » (souvent coupé) la montre à la hauteur de la virtuosité exigée, avec là encore deux beaux contre ut. En Azucena, Victória Pitts offre un beau timbre chaud, une bonne technique et dispose de la voix la plus puissante du plateau, avec toutefois des aigus parfois un peu tendus. Si les différentes pages sont remarquablement chantées, le personnage manque un peu de la folie vengeresse attendue. Min Kim dispose d’une splendide voix de baryton Verdi, homogène sur toute la tessiture. Sa fraîcheur d’émission lui donne un je-ne-sais quoi qui pourrait le faire passer pour un authentique chanteur italien, avec l’aisance scénique d’un Figaro. On retrouve ces mêmes qualités vocales dans le Ferrando de Yonghen Dong, belle voix, presque barytonnale, à la technique impeccable, plus sobre scéniquement. Enfin, les seconds rôles sont bien tenus, en particulier le Ruiz de Vincenzo Maria Sarinelli.
La partition rétablit les codas habituellement coupées mais pas les reprises des cabalettes. Les choeurs du Teatro Goldoni de Livourne, manquent un peu de puissance, même pour une salle de taille aussi réduite que celle du Teatro del Giglio, et peinent à certaines occasion à se synchroniser avec l’orchestre. Il faut dire que Giovanni Di Stefano n’est pas là pour flâner : le chef insuffle à la partition l’élan et l’urgence indispensable, avec un orchestre (toujours du Teatro Goldoni) qui lui répond parfaitement, et la symbiose avec les solistes est parfaite.
Dans la salle, on est loin de l’ambiance guindée de Salzbourg : ici on n’éteint pas son téléphone, et si on a un commentaire à faire à son voisin, il faut que toute la rangée en profite. En contrepartie, l’accueil du public est d’un enthousiaste réjouissant, qui ajoute au plaisir de cette soirée. Au final, ce Trovatore, malgré ses défauts, emporte la mise par sa cohésion : un chef de métier énergique, une production belle et efficace et la jeunesse des interprètes, tous unis dans même un élan vital.