S’il est un opéra qui place la barre haut, c’est Le Trouvère, assis inconfortablement entre deux écoles de chant, hissé par les plus grands chanteurs à des sommets impossibles à atteindre, ce dont le disque témoigne, sans qu’une version ne s’impose face aux autres. La messe serait-elle dite avant que les fidèles aient gagné les bancs de l’église ?
Munich balaye toute tentation de défaitisme en réunissant sur un même plateau une distribution sans maillon faible, dirigée à vive allure par Francesco Ivan Ciampa. L’ancien assistant d’Antonio Pappano a retenu des leçons de son maître l’énergie contagieuse et l’attention à l’aspect dramatique de la musique en lien avec le texte, usant des formidables ressources mises à sa disposition pour exalter la fureur romantique du drame verdien. Impétueuse comme à Parme en novembre dernier, mais sans les ruptures de rythme qui nuisaient à la conduite du récit, sa lecture avance à la vitesse d’un cheval au galop – et le Bayerisches Staatsorchester est le pur-sang rompu à cette course hors d’haleine, les cuivres sonnant la charge héroïque et les percussions frappant de coups de tonnerre un ciel sonore tourmenté. Si théâtrale – et à ce titre palpitante – soit-elle, cette approche a ses limites qu’accusent quelques décalages entre l’orchestre et le chœur, irréprochable sinon de cohésion et de puissance tellurique, en accord avec le parti-pris musical.
© Wilfried Hösl
Les chanteurs doivent aussi calquer leur respiration sur la vivacité de tempi préjudiciables à l’épanchement des cantilènes. « D’amor sull’ali rosee », la romance de Leonora au troisième acte, voudrait plus de langueur pour exposer ses pianissimi et étirer ses sons filés. A cette condition, Marina Rebeka atteindrait une forme d’idéal stylistique, elle dont le répertoire d’abord belcantiste embrasse également la deuxième partie du XIXe siècle, jusqu’à Butterfly en passant par Elisabeth de Valois dans Don Carlos à Paris l’an prochain. Le legato, infini, l’agilité évidemment, indispensable à l’ornementation – tribut payé par Verdi à ses prédécesseurs –, la longueur du souffle qu’exige le dessin de la ligne, et plus fascinant encore car intangible, la beauté d’un timbre couleur de lune, immédiatement reconnaissable, qui auréole Leonora de mystère. Quoi de plus évident alors que la dame d’honneur de la Princesse d’Aragon soit l’enjeu d’une lutte à la vie à la mort entre Manrico et Luna.
Le premier peut compter sur Vittorio Grigolo pour faire valoir une fougue adolescente, l’éclat insolent de la jeunesse magnifié par une voix qui jaillit claire, projetée, naturelle comme si chanter Le Trouvère ne présentait pas plus de difficulté qu’une chanson napolitaine, et cependant contrôlée pour ne pas céder à la tentation de l’excès dont le ténor est souvent coutumier. Cette générosité, dispensée sans compter dans « Ah ! sì ben mio », ardent et nuancé, vaut à la Pira un contre-ut écourté – mais percutant –, réserve ô combien vénielle sur une note apocryphe et trop attendue eu égard à la performance globale.
Luna, lui, trouve en George Petean un authentique baryton verdien, phrasé et égal sur une tessiture plus que confortable, qui s’offre le luxe de redoubler d’héroïsme, ajoutant des aigus non écrits à une partition déjà intraitable, rageant, mordant mais capable aussi de tomber le masque cruel du prédateur dans un « Balen del suo sorriso » superbe de ligne et de sensibilité.
Moins connue – pour le moment – que ses partenaires, Yulia Matochkina a tout d’une grande Azucena, ce qu’un « Stride la vampa » engorgé ne laissait pas présager. Mais une fois échauffée, la mezzo-soprano russe résout tous les problèmes posés par la gitane : la solidité d’une voix sans limite apparente, la chaleur d’un « Condotta ell’era in ceppi » halluciné, la pugnacité véhémente de « Ralento, o barbari » et surprenant après de telles démonstrations de force, la douceur mezza voce au dernier acte d’une berceuse apaisée, exhalée du bout des lèvres.
Pour parfaire le tableau vocal, Tareq Nazmi transcende les gruppetti et autres difficultés techniques de la scène de Ferrando pour rendre éloquentes chacune de ses interventions. « Abietta zingara », animé d’intentions, « Apparve a costui » frappé d’épouvante : tout signifie, tout tombe juste.
Restent les égarements tortueux d’une mise en scène étrennée in loco en 2013, uniformément noire, qui véhicule les poncifs chers à Olivier Py et complique le propos en ajoutant à l’intrigue un niveau supplémentaire de lecture. En arrière-plan, des danseurs torse-nu et des figurants miment plus souvent qu’à leur tour la scène du meurtre par Azucena de son propre fils. Baste ! Décors post-industriels encombrés de roues, d’échafaudage et d’escaliers, tournette qui tourne à vide et poupons en celluloïd ensanglantés ne parviennent pas à gâcher le plaisir musical prodigué tout au long de la soirée.