L’histoire du Trouvère, propre à émouvoir le public bourgeois du XIXe siècle, consommateur de sous-produits du romantisme, paraît une des plus invraisemblables que l’opéra ait produites, à la limite du stupide. Au mieux, de l’équivalent italien de Casimir Delavigne, au pire du Grand Guignol, ce qui conduit nombre de metteurs en scène à lui substituer telle ou telle transposition, supposée plus convaincante. Et pourtant, c’est l’une des plus riches partitions que Verdi ait écrites, dont les airs, ensembles et chœurs sont dans nos mémoires, le public ne s’y trompe pas, toujours aussi nombreux que pour Carmen, La Traviata ou La Bohème.
Ce soir, la mise en scène, sobre, efficace, n’a qu’un objet : valoriser l’ouvrage en le débarrassant de ses aspects anecdotiques, pour centrer l’attention sur les protagonistes, sur le drame dont nous sommes les témoins. C’est une épure, qui, délibérément, gomme les notations pittoresques. Ni gitanerie, ni intention parasite, liée aux convictions du réalisateur ou aux sujets d’actualité : que ce soit dans l’horreur ou, dans rares moments de bonheur, la beauté est au rendez-vous, de l’œil comme de l’oreille. Cette attitude, exemplaire, inscrit Louis Désiré (1) dans la mouvance de Barrie Kosky. Tout fait sens, à divers niveaux, réaliste, esthétique et symbolique, sans devoir mobiliser les effets spéciaux, les vidéos mobiles ou fixes, les bruitages ajoutés.
Nul besoin de recourir à des comportements outrés pour que chacune et chacun atteigne à une vérité psychologique convaincante. L’expression physique individuelle ou collective participe à la vérité de l’ouvrage. La direction d’acteurs y est exemplaire : des gestes, des regards, des corps, des rencontres. Huit comédiens, les sbires de Luna, ajoutent à la dramaturgie. Les costumes associent les références historiques et sociales, sans jamais les souligner. Signés Diego Méndez Casariego, comme les décors, ce sont un régal pour l’œil. L’obscurité, la pénombre valorisent les visages, les corps. Le cadre est unique, dont le renouvellement se fait à vue, au centre duquel une petite estrade, entourée, encadrée de panneaux mobiles. Le géométrisme de certaines productions précédentes demeure (2), mais s’assouplit. Ainsi, les panneaux qui entourent la scène : de beaux objets, incurvés, dont les tons camaïeux s’accordent idéalement aux costumes. Des voilages judicieusement agencés, assortis d’éclairages admirables (Patrick Méeüs) estompent les scènes ou drapent les visages. Les tableaux successifs sont un constant bonheur, et les mots (et même les photos) seraient impuissants à les décrire avec fidélité.
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C’est le plus souvent de la première que les critiques rendent compte, et c’est justifié. Cependant, pour être de ceux-là, il me faut reconnaître combien l’assurance des artistes, leur complicité, leur bonheur peuvent être amplifiés au fil des représentations. C’est particulièrement vérifié pour cette ultime représentation stéphanoise. La distribution, sans réelle faiblesse, a fait le bon choix en confiant Leonora à Angélique Boudeville, pour une prise de rôle qui marquera sa carrière. Dès son « Tacea la notte placida », le rôle est habité, par un chant fervent, intense, lumineux, et la cadence de « Di tale amor che dirsi » confirme son agilité. La rondeur, la plénitude comme la sûreté d’intonation ne se démentiront jamais. L’émotion est bien là. C’est une incarnation humaine, touchante, que nous offre Kamelia Kader. La soif de vengeance qui anime Azucena, comme sa tendresse nous font oublier les versions hystérisées si fréquentes. Ardente, ose-t-on écrire sans ironie aucune, elle n’a jamais besoin de grossir son émission, de poitriner ses graves ni de hurler ses aigus. La palette expressive de « Stride la vampa » est riche et le bonheur de son chant et de son jeu ne nous quitteront pas jusqu’à son ultime duo avec Manrico et le « egliera tuo fratello ». Amandine Ammirati campe une Ines vraie, qui ne se résume pas aux suivantes, aux faire-valoir : sa proximité à Leonora n’est pas seulement vocale. Les couleurs, la projection, les solides graves, l’aisance, servie par une longueur de souffle et une expression juste nous ravissent. Antonio Coriano, que nous découvrons ce soir, est un Manrico stylé, qui a du panache. Même si le contre-ut est clair, l’émission des aigus paraît parfois serrée et chacun garde en mémoire des timbres plus charnus. L’expression est riche : la vigueur, la fougue, mais aussi l’amour comme la tendresse sont traduits sans défaillance. Le Comte de Luna est confié à Valdis Jansons, authentique baryton verdien, aussi convaincant dans sa jalousie brûlante que dans son implacable froideur vengeresse. La voix est solide, chaude et souple. « Il balen del suo sorriso » est chanté avec assurance, chargé d’une émotion juste. Patrick Bolleire impose un Ferrando puissant, impérieux dès sa première apparition. Le bronze inaltérable de la voix, sa projection font merveille. Malgré la brièveté de leurs interventions, les deux autres ténors, Ruiz, Marc Larcher, et le messager, Jumpei Doi, jamais ne déméritent.
Bien sûr, le chœur des gitans, comme le Miserere constitueront deux des moments les plus forts. Celui des soldats, qui ouvre l’acte III, est un régal visuel autant que sonore. L’omniprésence des chanteurs du chœur, animant l’espace, leurs interventions ponctuelles concourent pleinement à la réussite : cohérence, équilibre, engagement vocal et scénique sont au rendez-vous, d’autant que leur plaisir à participer est manifeste.
Giuseppe Grazioli est dans son élément. Il impose une direction puissante, claire et raffinée, qui insuffle une vision shakespearienne de l’ouvrage, où la musique de Verdi s’anime et resplendit. Rarement aura-t-on trouvé un orchestre d’aussi belle tenue. Celui de Saint-Etienne Loire offre une belle pâte, toujours ça murmure, ça chante, ça jubile ou gronde pour exploser. Les couleurs, les modelés, des cordes soyeuses et des vents superlatifs, de velours, nous ravissent. La violence, la tension font excellent ménage avec la douleur, la tendresse et l’amour.
Marseille accueillera cette production on ne sait encore quand. Même si la distribution connaîtra un renouvellement, ce sera l’occasion pour le plus grand nombre de découvrir une des plus belles réalisations de cette saison.
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(1) Dont les productions successives du Trouvère attestent la connaissance intime de l’ouvrage. Le Marseillais, débutant comme figurant chez lui, puis costumier, enfin metteur en scène, le « débauché lyrique » conduit une belle carrière. Il reconduit là l’équipe qui avait signé Les Huguenots à Marseille, en juin dernier. (2) Ainsi au dernier acte, un élément va se détacher du sol pour ouvrir un large bandeau – cachot, tombeau – la partie ascendante, qui se révèle miroitante, autorisant de superbes éclairages.