La Scala reste le salon des Milanais, un lieu de mondanité, de connivences, de jeu social. De représentation (doublement). La bonne société locale s’y retrouve entre soi, et toutes les nuances d’élégance s’y côtoient, d’un classicisme de bon ton (derniers feux diamantés et envisonnés de la vieille bourgeoisie milanaise), jusqu’aux fashion victims en stilettos hauts comme ça. Même un soir de troisième représentation d’une Forza del Destino qui avait fait, le 7 décembre, l’ouverture de la saison scaligera pour la St Ambroise, avec hymne national et maximum de tralala, le spectacle est aussi dans la salle. Il y a là un plaisir quasi sociologique pour le visiteur de passage.
On peut supposer que ce public goûterait assez peu d’être désarçonné, voire pris à rebrousse-poil, par un parti pris de mise en scène ou une relecture à concept (si tant est que ce soit nécessaire, mais laissons ce débat pour une autre occasion). En revanche un peu de star system n’est pas pour lui déplaire. C’est une des explications qu’on trouve à certains débordements d’enthousiasme, aux délirants brava-brava-brava de notre voisine, dame d’âge raisonnable pourtant (et correspondant au portrait esquissé plus haut), mais on y reviendra quand on parlera de l’interprète de Leonora.
Les coupables délices du vieux théâtre
Une énorme scène tournante à la mesure de l’immense salle (et si belle et si magique), auprès de laquelle la tournette de Un Ballo in maschera, vu quelques jours plus tôt à l’Opéra de Zurich, semble un jouet d’enfant. Une scène qui tournera quasiment sans cesse, dans le sens des aiguilles d’une montre (le mouvement impitoyable du destin…), pour offrir des changements de perspective, et même des changements d’axe, pensés sans doute pour les caméras de la transmission télévisée de la première. Mais aussi des changements rapides d’éléments de décor sur la partie cachée. Éléments qui tous seront d’un réalisme très vieux théâtre, avec bosquet d’arbres, monastère en ruines (touchant de maladresse) et même à la fin un rocher que ne renierait pas Brünnhilde au troisième acte de la Walkyrie et lui aussi d’un carton-pâte revendiqué. Augmenté de quelques praticables, ce dispositif deviendra autel monumental (pour les vœux monastiques de l’héroïne) ou butte stratégique à enlever (pour les scènes de bataille).
Un jeu avec l’histoire
Comment monter un mélodrame comme celui-ci ? La direction d’acteurs de Leo Muscato (comme les décors de Federica Parolini) joue tranquillement le jeu de la convention. Mais sa regia profite des quatre actes pour inscrire l’action dans quatre époques différentes.
Le premier, celui de la mort accidentelle du marquis de Calatrava (qui engendrera la haine vengeresse de son fils Don Carlo à l’encontre de Don Alvaro, par ailleurs amant (chaste) de sa sœur Leonora, mésalliance elle aussi inexpiable) se passe à la fin du XVIIIe siècle (mobilier d’époque Directoire), à peu près conformément au livret (et à la longue tradition, résolument historicisante, de l’œuvre sur cette scène, telle qu’évoquée par le luxueux programme de salle).
Le deuxième acte avec ses scènes guerrières se déroule à l’époque des batailles du Risorgimento et les uniformes, patinés à l’italienne, évoquent ceux des échauffourées urbaines du Guépard. Défilés en bon ordre, fusils à l’épaule. Atmosphère de cantonnement, où le Chœur de la Scala, superbe de plénitude et de précision, fait des merveilles (avec Preziosilla en vaguemestre, la pétulante Vasilisa Berzhanskaya).
Au troisième acte, nous sommes sur le front d’Isonzo pendant la Grande Guerre. Donc grisaille, casemates, barbelés, et assaut spectaculaire : un tableau vivant se met en mouvement et court à l’ennemi, avec fumées rougeoyantes, fusils et hécatombe. Les scènes de groupe sont impressionnantes de puissance (et très cinéma).
Enfin le quatrième acte se passe aujourd’hui dans un camp de réfugiés, implorant « la carità, la carità ». Gardes en gilets pare-balles, kalachnikovs au poing, bénévoles en combinaison rouge d’une ONG, distribuant de l’eau d’une citerne en plastique à ces malheureux. Parmi ces bonnes âmes, le truculent et grincheux Fra Melitone, à la charité comiquement flageolante, de Marco Filippo Romano. Son aria du troisième acte, « Venni di Spagna », déjà avait pris des accents grandiosement amers à la Falstaff.
Autre comprimaro de premier ordre, le Padre Gardiano d’Alexander Vinogradov, basse de grand style, à la silhouette ascétique, aux larges phrasés très amples, même si l’on a connu des registres graves plus profonds. Son duo du quatrième acte avec Melitone, « Del mondo i disinganni », l’un en longues lignes souples, l’autre, baryton de caractère à l’aise dans le tragi-comique, est dans la meilleure tradition verdienne, avec son passage du registre bouffe au registre noble.
On nommera aussi le Mastro Trabuco à la silhouette pittoresque du vétéran Carlo Bosi, excellent en ténor buffa.
Au pied levé
Ce soir-là, Luciano Ganci (du cast B) remplaçait Brian Jagde (absent pour cause de paternité imminente) qui lui-même avait repris le rôle d’Alvaro de Jonas Kaufmann forfait dès avant la mise en répétition… Il assume la gageure avec vaillance et émotion. Et au fil de la représentation, la voix gagnera en assurance, à tel point que son grand air du III, « La vita è inferno all’infelice – Oh, tu che in seno agli angeli », malgré quelques notes hautes fortissimo un peu rêches, essaiera d’approcher le juste style verdien. Doté d’un timbre assez peu séduisant selon nous, et d’un ambitus relativement court, il fait montre d’un bel engagement. S’essayant dans cette aria à la voix mixte sur le beau contre-chant de la clarinette dans son registre grave, c’est un joli succès qui couronnera une prestation estimable et sincère.
Le superbe Tézier
Mais le grand triomphateur de la soirée est selon nous Ludovic Tézier, dans un rôle, Don Carlo, qu’il a beaucoup chanté et qui atteint à une perfection de fini formidable. On sait la beauté du timbre, pour lequel on peut convoquer toutes les métaphores à base de bronze du répertoire. Voix très longue aux basses pleines et dont les notes hautes ont la même franchise et la même homogénéité, sans parler d’une puissance et d’une projection passant au-dessus d’un orchestre énorme sans coup férir. S’y ajoute une présence en scène très sobre, de toute sa prestance, quelque chose d’imposant et de naturel.
Sa grande scène « Morir ! Tremenda cosa – Urna fatale del mio destino » est un modèle du genre. L’impérieuse diction du recitativo (formidable dialogue avec un orchestre somptueux), puis le legato de l’aria, la grandeur du ton, une ligne musicale qui ne se relâche jamais, puis la fulgurance de la strette « Oh gioia immensa »… On a le sentiment de vivre un de ces moments de grâce dont la Scala garde le secret…
Un grand chef d’opéra et le phénomène Netrebko
C’est l’occasion de dire la splendeur de la direction de Riccardo Chailly. L’Orchestre de la Scala sera d’une beauté de son constante. Et si l’accompagnement aura parfois une certaine souplesse, on sentira constamment la fermeté de la main du chef. Déjà l’ouverture avait été d’anthologie. Impérieuse, aux accents très marqués (les violons), appuyée sur des basses grondantes, ponctuée de roulements de timbales très sèches (et glaçantes), s’alanguissant pour laisser chanter la clarinette, frémissante de passion et d’urgence, éclairée de cuivres tranchants, tout cela superbe d’autorité et de plénitude.
On l’aura compris dès nos premières lignes, Anna Netrebko nous aura laissé beaucoup plus réticent. Certes, le métier est là, cet art de filer certaines notes, de soigner les plus hautes (notamment les fins d’airs…) qui ont encore de la tenue. De belles attitudes (très star), de l’engagement, de l’énergie… Mais le style reste aléatoire, les passages entre les registres aussi, et pour tout dire, on s’attriste de l’état de fatigue de la voix. Reste le phénomène Netrebko. Et l’indéniable triomphe qu’elle reçoit de la part de la salle, devant lequel les nostalgiques de Tebaldi doivent s’incliner… Il y a là une puissance, une présence, quelque chose qui assurément en impose. Qui dépasse le beau chant. Son grand air du quatrième acte « Pace, pace », quelque hirsute soit-il, dégage une manière de grandeur désespérée, et ses « Fatalità… Maledizione… » rassemblant ses ultimes ressources, déchaîneront un interminable enthousiasme à ébranler les murs du temple du belcanto.