La retransmission dans les cinémas de La Force du destin proposée par le Met était l’une des plus attendues de la saison, d’abord parce qu’il s’agit d’une nouvelle production et surtout parce que Lise Davidsen y effectuait ses débuts dans un rôle verdien sur la scène new-yorkaise après y avoir chanté essentiellement du Wagner et du Richard Strauss. Malheureusement la diffusion a été sérieusement perturbée pendant les trois premiers quarts d’heure de la représentation par des interruptions intempestives de l’image et/ou du son dans la salle où nous nous trouvions au point que plus de la moitié des spectateurs avaient jeté l’éponge lorsqu’enfin tout est rentré dans l’ordre au début de l’air de Leonora « Son giunta » à l’acte deux. Nous n’avons donc pas pu écouter son premier air ni toute la scène de l’auberge qui ouvre cet acte. Il restait néanmoins suffisamment de musique pour apprécier le travail des différents protagonistes.
Tout en respectant les nombreuses péripéties auxquelles sont confrontés les personnages, Mariusz Treliński nous raconte une histoire différente de celle que propose le livret, facilement compréhensible grâce aux intertitres qui ponctuent chaque changement de tableau et aux vidéos pertinentes de Bartec Macias qui donnent aux spectateurs dans les cinémas, l’impression d’assister à un film d’action. L’intrigue se déroule de nos jours et débute dans l’Hôtel Calatrava, un luxueux établissement dans lequel le maître des lieux, un dictateur en uniforme, préside une sorte de rassemblement fasciste. Il s’agit en fait d’une réception en l’honneur de l’anniversaire de sa fille Leonora. On nous apprend qu’après la mort accidentelle de Calatrava une guerre a éclaté qui va s’étaler sur plusieurs années jusqu’au dénouement de l’action. A la fin du premier tableau de l’acte deux que nous n’avons guère pu voir, Leonora prend la fuite en voiture, mais elle a un accident, montré en vidéo, dont elle se sort quasiment indemne, à proximité du monastère où officie le Padre Guardiano. Celui-ci se montre aussi sévère que son père puisqu’il la soumet à une séance de flagellation avant d’accepter de l’héberger. Les deux rôles sont incarnés par la même basse à dessein. En effet, lors du trio final, Guardiano apparait tel un fantôme au-dessus du couple Alvaro / Leonora, vêtu de l’uniforme de Calatrava. Le troisième acte se déroule sur un champ de bataille où la guerre fait rage, une vidéo qui n’est pas sans rappeler une séquence d’Apocalypse Now nous montre un escadron d’hélicoptères qui foncent vers le public. Le dernier tableau nous plonge dans une ambiance d’après-guerre, le décor représente une ville à-demi détruite par les bombardements dans laquelle errent des sans-abris en haillons, où l’antre de Leonora n’est autre qu’une station de métro sale et délabrée. Durant l’entracte le metteur en scène polonais explique lors de son interview qu’il a été influencé par la situation actuelle d’autant plus que la Pologne est voisine de l’Ukraine. Quant au dictateur propriétaire d’un hôtel de luxe, libre à chacun d’y voir une allusion à un candidat à l’élection présidentielle des Etats-Unis.
La distribution réunit une équipe d’interprètes de haut vol, qui incarnent avec conviction leurs personnages. Les seconds rôles sont tous remarquablement tenus. Citons la Curra accorte de Stephanie Lauricella, l’alcade sonore de Christopher Job et l’excellent Trabuco de Carlo Bosi. Patrick Carfizzi campe un Melitone sans éclat, moins ridicule qu’à l’accoutumée lors de la distribution des vivres aux affamés. On regrette tout de même que sa harangue aux soldats à la fin de l’acte trois soit passée à la trappe. La Preziosilla de Judit Kutasi, aux aigus perçants, a paru en retrait durant son « Rataplan » où l’on attend une interprétation plus brillante. Elle semble avoir été plus à son affaire au deuxième acte où elle apparaît en artiste de cabaret. Solomon Howard tire sans difficulté son épingle du jeu dans le double rôle qui lui est confié. Aussi crédible en dictateur impitoyable qu’en moine sadique, la basse américaine possède un timbre sombre et un registre grave sonore qui lui permet d’asseoir son autorité. Soliste du Théâtre Bolchoï de Moscou Igor Golovatenko possède une véritable tessiture de baryton Verdi. Son timbre velouté et son art du legato font merveille dans son grand air « Urna fatale », tandis que son investissement théâtral atteint des sommets lors de ses duos spectaculaires avec le ténor. Brian Jagde possède les moyens exacts que réclame le rôle d’Alvaro qu’il chante sans difficulté, avec une fidélité exemplaire à la partition. Son grand air du trois « La vita è inferno all’infelice » chargé d’émotion lui a valu une ovation méritée de la part du public. On regrettera cependant qu’il soit avare de nuances et que son chant se limite trop souvent à une alternance forte/mezzo forte. Lise Davidsen, grande triomphatrice de la soirée, trouve en Leonora un rôle à la mesure de ses grands moyens. La soprano norvégienne parvient à transcender sa froideur naturelle pour livrer une incarnation gorgée de générosité, de sensibilité et d’une émotion qui vous prend aux tripes aussi bien dans « Madre pietosa vergine » dont les redoutables montées vers l’aigu ne lui posent aucun problème, que dans « Pace, pace » qu’elle aborde avec une somptueuse messa di voce et qu’elle agrémente d’un si bémol pianissimo sur la phrase « invan la pace ». A la tête d’un Orchestre du Metropolitan Opera en grande forme, Yannick Nézet-Séguin dirige avec énergie et un sens inné du théâtre cette partition hétéroclite dont il met en valeur les différents affects. A cet égard le prélude de l’acte trois avec son solo de clarinette créé d’emblée un climat d’une tristesse infinie.
Le samedi 23 mars, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live Roméo et Juliette Avec Benjamin Bernheim et Nadine Sierra.