Entre l’annonce du spectacle dans le programme de la saison et les mentions dans le programme de salle, on peut constater que des quatre théâtres associés pour cette coproduction il n’en est resté que deux. Cela a eu probablement une incidence sur le budget disponible, et cette pensée nous traverse l’esprit devant le dépouillement du palais du marquis de Calatrava, qui semble avoir été visité par des huissiers*, et reviendra pour la scène de l’auberge, si peu meublée. Pour cette dernière on peut envisager qu’il ait fallu adapter les accessoires à l’espace disponible, où doivent cohabiter par moments plusieurs groupes. Détails, dira-t-on. Mais ces détails ont leur prix, dans une œuvre aussi flamboyante que La forza del destino, quelle que soit la version, ici celle de la révision de 1869.
Ils ont leur prix car ils participent à ancrer l’action dans le réel, conformément au vœu des artistes romantiques dont Victor Hugo, leur porte-parole en France, était l’idole du duc de Rivas, l’auteur de Don Alvaro o la fuerza del sino. Sans doute aujourd’hui n’est-on pas dupe de cette aspiration, qui en définitive se borne à remplacer une illusion scénique par une autre, mais à représenter une œuvre, pourquoi ne pas chercher à retrouver l’optique du concepteur principal ? Car le dépouillement déjà mentionné ne peut avoir l’excuse fallacieuse de rapprocher l’œuvre du public contemporain. D’ailleurs, en a-t-elle besoin ? Nullement ! La forza del destino conserve aujourd’hui toute sa force démonstrative, dans la peinture d’une obsession morbide qui ne peut que détruire ceux qui la nourrissent.
Pourquoi Don Carlos poursuit-il sa sœur et celui qu’il appelle son séducteur ? Pour les tuer, parce qu’ils ont souillé l’honneur de sa famille. Nous, spectateurs, savons que ce n’est pas vrai, mais quand bien même il eût entendu Alvaro annoncer à Leonora qu’un prêtre les attend pour les marier et assisté à la mort accidentelle de son père, Leonora et Alvaro n’en seraient pas moins coupables. Elle de persister dans cet attachement auquel leur père était opposé, lui de souiller par sa prétention la pureté de la noblesse familiale. A la base des sentiments de Don Carlos, l’évidence que les femmes sont vouées à servir les volontés masculines et les préjugés mis en lumière par la Controverse de Valladolid : fils d’une princesse Inca et d’un Espagnol, Alvaro est un « sang-mêlé » et porte en lui cette indignité fondamentale. Racisme, préjugés de caste, vendetta intergénérationnelle, nos faits divers n’attestent que trop souvent combien la réalité rejoint la fiction.
Alors pourquoi cet opéra au fond si proche de nous, par-delà les années, est-il assez mal aimé ? Trop long, disent certains, quand on le joue dans la version créée à Milan. Décousu, ajoutent d’autres. On peut en effet s’étonner de certaines situations : après la mort accidentelle du marquis, que deviennent Léonore et Alvaro ? On saura au troisième acte qu’Alvaro a été gravement blessé, mais c’est dans la pièce de Saavedra qu’on apprend qu’il l’a été par les serviteurs. Et Léonore dira qu’elle l’a suivi, mais qu’elle l’a perdu. Comment, on n’en saura rien. Ces ellipses sont-elles importantes ? Oui et non. Oui si le spectateur réclame une continuité logique aux péripéties successives. Non si le rythme du spectacle l’empêche de s’attarder sur l’improbable ou l’invraisemblable. C’est la rançon de l’adaptation par Piave du texte théâtral. Verdi voulait faire des scènes, l’intrigue du drame les lui fournissait, pourquoi lui reprocher cette liberté ?
Car si la continuité dramatique peut sembler fragile, on ne la perçoit plus ainsi lorsqu’on appréhende la continuité musicale du projet, qui permet au compositeur de faire ce à quoi il songeait déjà en 1853, comme il s’en ouvre au librettiste Antonio Somma : « Je refuserais aujourd’hui d’écrire sur des sujets du genre de Nabucco, I due Foscari, etc. ils présentent des aspects scéniques très intéressants mais sans variété. C’est une seule corde, élevée si vous voulez, mais toujours la même ». Et il s’en donne à cœur joie, mêlant pathétique et comique, urgence et retard, impiété et dévotion, individus et groupes, selon son dessein artistique, l’usage de leitmotiv assurant la continuité organique. Il faudra la rencontre avec l’écrivain Manzoni, réputé pour sa piété profonde, pour que Verdi renonce au dénouement de Saavedra, qu’il avait adopté, où Alvaro se suicide après la mort de Carlo et de Leonora. Désormais Alvaro est seul sous le regard divin.
La difficulté de ce mélange des genres, c’est pour les interprètes de les doser exactement, et des témoignages révèlent à quel point Verdi s’était montré exigeant dans la préparation des représentations à La Scala. Quel a été le degré d’exigence de Stephan Grögler, qui reprenait la mise en scène de Yannis Kokkos ? Des témoins du spectacle à Parme et à Montpellier nous ont assuré que la mise en scène était restée telle que dans leur souvenir, aussi peu exaltante. Les scènes de foule nous ont paru confuses dans la distinction des groupes, ceci peut-être à cause de costumes trop peu différenciés et d’éclairages peu saisissants. L’emploi de vidéos en fond de scène comme éléments de décor ne convainc pas vraiment, qu’il s’agisse de l’énigmatique enfilade d’embrasures de porte initiale ou des sempiternels ciels nuageux. Quand au dernier espace, proche du blanc, sur lequel se découpe la silhouette d’Alvaro, symbolise-t-il le vide ?
Au-delà de ces perplexités, il y a la réalité de la représentation, donnée à Toulon dans ce lieu appelé le Zénith a priori peu favorable, l’Opéra étant fermé pour d’importants travaux appelés à durer au moins jusqu’en 2026. L’an dernier à pareille époque nous disions notre réticence à l’égard d’un son amplifié. Si cette année, hormis un minuscule incident de deux secondes, on ne percevait pas dans le flux musical les variations d’intensité sonore si désagréables, il nous parvient retravaillé à travers une soixantaine de micros – dixit le chef d’orchestre – et si on peut saluer la performance technique il reste que ce son lissé et policé n’est pas l’idéal. D’autant que l’amplification donne aux voix une largeur artificielle et ne permet pas d’émettre une opinion en toute validité.
Nous nous bornerons donc à dire du bien de tous les interprètes, qui semble-t-il étaient déjà ceux de Montpellier, excepté le ténor Samuele Simoncini, venu in extremis chanter Alvaro, pour remplacer son collègue Konstantine Kipiani annoncé souffrant. Dans ces conditions, on l’excusera d’avoir eu souvent les yeux rivés sur la fosse. Déjà titulaire du rôle dans d’autres productions en Italie, il en a la voix et une expressivité dramatique suffisante pour rendre émouvant son personnage. On ne lui reprochera pas de ne pas chuchoter dans sa scène d’entrée, comme le voudraient les circonstances, mais quel ténor le fait ?
Trabuco, Preziosilla et Melitone sont inutiles au déroulement de l’intrigue mais ils sont utiles à lui imprimer des couleurs, à créer des ambiances. On aurait aimé Yoann Le Lan plus ferme dans le dessin du muletier bourru qui se révèle un bonimenteur madré ; le personnage doit faire sourire, par son caractère rébarbatif d’abord, par son bagout ensuite. Mais la mise en scène ne l’aide guère, qui ne le met pas vraiment en relief à ces occasions. Eléonore Pancrazi, elle, a tout l’abattage de ce sergent-recruteur en jupons, et elle participe activement à la danse ; on est d’autant plus marri de ne pouvoir louer sans réserve la performance vocale, faute de pouvoir mesurer exactement le bonus indéniable apporté par l’amplification. La même réserve va de soi pour le Melitone de Leon Kim, lui aussi assez juste dans l’interprétation vocale et scénique du personnage dont la charité et l’obéissance ne semblent pas les premières vertus.
L’homme qui est « une force qui va », ce Don Carlo obsédé par l’assouvissement de la vengeance, par le devoir d’infliger la mort aux indignes qui ont bafoué l’honneur familial, est incarné de façon puissante par le baryton Stefano Meo dont la voix a l’ampleur de la carrure, pour autant que l’amplification ne la flatte pas trop. Ses révélations sur lui-même, mensonges qu’il débite pour répondre à la demande de l’alcalde, devraient être chantées « à mi-voix, élégamment, légèrement, et plutôt rapidement » et c’est ce ton même qui va amener Preziosilla à soupçonner qu’ il n’est pas ce qu’il dit. L’exposé n’avait pas cette finesse ; mais encore une fois tenons compte des conditions acoustiques. Dramatiquement le personnage est crédible, même si la mise en scène aurait pu peut-être en accentuer le caractère violent dans les affrontements avec Alvaro. A la louange des deux, leurs deux duos avaient bien la flamme espérée.
Bonnes prestations, dans leur brièveté, de Jacques-Greg Belobo et Séraphine Cotrez, respectivement le père et la suivante, en espérant que le vibrato du premier soit un effet de l’art accentué par la sonorisation. Très bonne prestation de Vazgen Gazaryan, dans le rôle du Padre Guardiano, guide spirituel et chef temporel de la communauté, qui vit sa foi au quotidien, en particulier dans l’exercice de la charité. La voix est profonde, les accents dignes, l’interprétation mesurée, bravo.
Celle par qui le scandale arrive – car si elle avait obéi à l’ordre de son père d’oublier son soupirant exotique rien ne se serait passé – c’est Leonora, qui n’a pas compris qu’elle n’est pour son père qu’un élément d’un statut social absolu auquel elle doit concourir. Pour Yunuet Laguna, une fois la voix chauffée, on n’entend plus les quelques reflets acides sur l’extrême aigu, et on peut savourer, pour autant que ces conditions l’autorisent, une extension et une homogénéité remarquables, tout à fait convenables au personnage, et la souplesse vocale nécessaire. La projection réelle est-elle aussi impressionnante ? Quoi qu’il en soit elle résout victorieusement les défis du rôle et remporte un triomphe aux saluts.
Triomphe aussi pour les masses chorales réunies de Montpellier et de Toulon, dont le travail sur les effets de lointain ou les petits groupes souffre probablement de l’aplatissement et du lissage du son. Triomphe pour l’orchestre, avec une mention spéciale pour la clarinette solo gâtée par le compositeur, le brio de l’orgue, l’ardeur ou la subtilité des cordes, la rigueur des percussions, la précision de la harpe, on se repaît de cette musique et on en veut à Claude Berri des images en surimpression qui brouillent la réception. Triomphe évidemment pour Victorien Vanoosten, qui confirme une fois de plus ses qualités d’analyse et de synthèse, au service d’une musicalité infaillible. On lui sait gré d’avoir travaillé aussi bien dans ces conditions.
*Au début de la pièce du duc de Rivas le bruit court que le marquis est ruiné et qu'il aspire ardemment à un riche mariage pour sa fille ** Pour un autre regard sur cette production, on se reportera au compte rendu du spectacle à Montpellier