Dans la belle ville d’Angers, pas une seule affiche du spectacle à venir ; sur la façade du Grand-Théâtre, la mention des deux dates de l’opéra est noyée dans d’autres informations. Et pour cause : les deux uniques représentations ont été prises d’assaut, surtout que cette Traviata a déjà été donnée à Nantes et à Rennes, avec une critique excellente. De fait, la version proposée par Silvia Paoli est véritablement passionnante. Les partis pris de la metteuse en scène transalpine sont à la fois classiques et très originaux. On pense beaucoup à Robert Carsen pour l’ambiance générale et au film de Zeffirelli (en plus sobre, évidemment !) pour la chorégraphie des Toreros.
Transposée à la fin du XIXe siècle, à une époque où l’on croisait des Sarah Bernhardt, Louise Weber dite la Goulue ou encore Yvette Guilbert, des stars dont certaines finiront dans le ruisseau, notre Traviata se déroule dans un lieu à la fois salle de réception et parterre face à la scène, mise en abyme qui nous plonge directement au cœur du drame dont nous sommes à la fois les voyeurs et les protagonistes. Dès l’ouverture, des notables se pavanent, fats et « la puzza sotto il naso », comme diraient les Italiens des Français snobs et suffisants. Ils se montrent tellement sans fard qu’en rang d’oignons et comme un seul homme, au lieu d’enjamber la pauvre Violetta à terre, ils lui passent littéralement dessus. Des images comme celle-là, qui donnent un équivalent visuel saisissant à la condition féminine quasi immémoriale, la production en fourmille. On assiste à une charge au vitriol, sans pour autant avoir envie de haïr qui que ce soit. Ce serait plutôt largement au bénéfice de Verdi, bien évidemment (qu’on se plaît à voir féministe avant l’heure) mais aussi de tous ceux qui luttent pour que les choses changent. L’art du travestissement masculin/féminin est ici mieux que pertinent, et pas seulement justifié par les fêtes qui émaillent le livret. Quand les hommes sont affublés d’un tutu qui ceint leur frac, ce n’est pas tant le ridicule qu’un début d’empathie qui sourd d’eux. Parmi les images les plus fortes, on retiendra cette neige qui s’abat soudainement quand Violetta décide de se sacrifier : son cœur entre en hiver et nous l’imitons, pour un « Amami Alfredo » des plus poignants. Et surtout, la fin, inattendue et géniale : Violetta gît, solitaire dans sa chambre, dans les bras d’Annina. Ni Alfredo, ni Germont père ne sont présents. Des silhouettes portant un tabarro et une capuche qui évoque celle des pleurants médiévaux en funeste danse macabre avaient entouré la mourante au moment de la scène du Bœuf gras et Alfredo n’était que l’un d’entre eux, ombre fugace. Comme au finale du premier acte, la jeune femme est seule et ressent des choses étranges. Les nombreux « strano » du livret prennent tout leur sens. On entend les deux hommes comme s’ils étaient présents auprès de la moribonde, alors qu’ils sont dans les coulisses. Quel puissant effet miroir et quelle formidable manière, pour Silvia Paoli, d’illustrer son propos : « la vraie maladie de Traviata, c’est l’horrible solitude qui lui a été imposée et le désespoir d’avoir vu la société entière lui tourner le dos ». Rarement la solitude de l’héroïne n’a été aussi bien démontrée…

Cette mise en scène transcende et sublime le personnage de Violetta. Nous avons de la chance : la soprano italienne Maria Novella Malfatti se fond merveilleusement dans le rôle. À au moins deux reprises, elle est vocalement en décalage et rate une partie de la cabalette du premier acte, en avance sur l’orchestre. Qu’à cela ne tienne, ces toussotements vocaux ne font que rendre plus puissante encore sa performance. Timbre splendide, franchise et clarté de l’émission, pianissimi exquis, une palette d’émotions d’une richesse foisonnante et généreuse se dégagent de la jeune chanteuse au visage exprimant par ailleurs une grande noblesse. Cette très belle Traviata s’attire un tonnerre d’applaudissements d’un public conquis. L’autre grand triomphateur de la journée est Dionysios Sourbis dans le rôle de Giorgio Germont. Pourtant, la metteuse en scène florentine voit le père d’Alfredo comme un personnage cynique et hypocrite qui marchande avec la jeune femme, le transformant en une sorte de machine humaine ou de monstre froid : en témoigne l’admirable séquence de la rencontre des deux protagonistes, aux ombres expressives sur fond de papier peint qui semble évoquer le tableau de Gauguin Les Misérables, où l’artiste pas féministe pour un sou évoque « ce petit fond de jeune fille avec ses petites fleurs enfantines [qui] est là pour attester de notre virginité artistique ». Même si la référence n’est pas forcément celle-là, les petites fleurs du décor, rappelant ces jolis noms de dame aux camélias, Violetta ou autres Fiora, sont ici littéralement souillées par l’ombre du père carnassier et destructeur, comme dans un film expressionniste allemand. L’innocence et la beauté salies ne le sont que par des effets de lumière, que ne verrons que ceux qui veulent bien le voir… Cependant, alors que tout le charge, notre Germont père est incarné par le baryton grec avec une douceur et une grandeur d’âme rares, que lui confère sa voix aux nobles accents. Au départ, l’instrument est affecté d’un large vibrato qui disparaît peu à peu. Il se murmure en coulisses que le chanteur est souffrant, bien qu’aucune annonce officielle n’ait été faite avant le début du spectacle. Giulio Pelligra est bien moins convaincant en Alfredo. Une certaine difficulté à passer la rampe finit par faire de lui un amoureux bien effacé. Il se surpasse néanmoins au dernier acte où l’on apprécie un chant bien timbré et habité. Le personnage d’Annina est plus étoffé que d’habitude, témoin direct et bien que le plus souvent silencieux, très présent. Marie-Bénédicte Souquet lui donne énormément de relief, avec beaucoup de charme et une belle voix fruitée. Flora est campée avec autorité et charisme par Aurore Ugolin, chanteuse de caractère qu’on a envie d’entendre dans des rôles plus conséquents. Les autres comprimari sont impeccables. Le chœur d’Angers Nantes Opéra est à son meilleur, apparemment très à l’aise dans cette mise en scène.

Si l’on ajoute à cela les superbes décors de Lisetta Buccelatto et les costumes très réussis de Valeria Donata Bettella, judicieusement éclairés par Fiammetta Baldisseri (en particulier pour l’arrivée soudaine de l’hiver en plein été), nous avons eu droit à une fort belle production. Dans la fosse, particulièrement profonde et tout en longueur, l’Orchestre national des Pays de la Loire sonne avec une solennité toute spéciale, ardemment mené par Laurent Campellone qui affine son Verdi de ville en ville. De soudaines accélérations contrastent avec des tempi lents, en contradiction avec nos habitudes d’écoute potentiellement paresseuses. Et pourtant, il ne s’agit que de respecter ce qui est écrit, nous rappelle le sémillant chef d’orchestre. Que tous soient remerciés : cette Traviata nous a fait dresser l’oreille pour l’écouter autrement, tout en l’appréciant à sa juste mesure. À savoir un spectacle où l’on n’a pas pu résister aux sanglots qui vous prennent immanquablement à chaque Traviata réussie. Le spectacle va être donné encore à Tours, où l’on a déjà rajouté des séances supplémentaires.