La fille Germont, dont le mariage est compromis par la relation d’Alfredo à Violetta, est la cause première du drame. La mise en scène a choisi de lui donner un visage sinon une voix. Ainsi, avant la première note du prélude, s’avance-t-elle devant le rideau de scène pour une photo de mariage qui relève de la comédie de boulevard. Pourquoi pas ? Le problème réside dans son apparition régulière, systématique, avec ses proches, y compris l’inévitable aïeule en fauteuil roulant. Ainsi, ce contrepoint visuel insistant devient lassant lorsqu’il ne contredit pas l’essence du drame, comme au prélude poignant du dernier acte. Pour sa première mise en scène lyrique, à Limoges, Chloé Lechat, avait fait fort en délocalisant la Traviata à Ibiza, pour une fête contemporaine. On renverra le lecteur curieux au compte-rendu publié par Forumopéra (1) pour y découvrir la réalisation scénique. Celle-ci, reprise à l’identique en Avignon, avec une distribution totalement renouvelée, nous vaut un décor aseptisé, hygiénique, que l’on aurait volontiers attribué à un architecte d’intérieur. Son principal défaut est de se mal prêter à la narration. Le premier acte se déroule dans un vaste salon dont les baies vitrées donnent sur un port de plaisance, la maison de campagne d’Alfredo s’est muée en une station thermale de remise en forme, et le dernier acte dans un commerce de chaussures pour femmes, donnant sur une galerie marchande ; côté jardin, un monument funéraire en guise de lit pour la mort de Violetta. L’imagination est sans limites, mais, malgré quelques trouvailles, cela sonne faux, tourne à vide et il faut oublier le décor pour partager l’émotion du chant. L’artifice prévaut naturellement pour les costumes, malgré leur beauté, comme pour la direction des scènes collectives, avec des gestiques stéréotypées des chœurs, mouvements qui ne nous convainquent pas, frisant le ridicule, aux chorégraphies totalement décalées. Comment justifier, sinon par le changement de tableau du II, la projection de textes des archives de la police des mœurs, alors que la mise en scène fait tout pour oublier le contexte historique ?
Ces réserves émises, la qualité exceptionnelle de la distribution lui vaudra les plus chaleureuses acclamations d’un public enthousiaste, unanime, si ce ne sont quelques huées à l’apparition de l’équipe de réalisation lors des saluts. Tous les chanteurs ont l’âge du personnage auquel ils donnent vie. Leur jeu dramatique accompli participe à la vérité du drame, la direction d’acteurs faisant oublier l’incongruité de certaines scènes.
En dix ans, Julia Muzychenko s’est imposée comme une des plus grandes interprètes de notre temps. On se souvenait d’Amina, de Musette, Norina, Gilda, et autres Olympia, on se souvenait des concours où elle avait brillé, Julia Muzychenko, familière du rôle malgré sa jeunesse, campe certainement l’une des plus belles Violetta jamais écoutées, et vues. Forte et fragile, elle est animée par la fureur de vivre, avec le sentiment de sa fin proche, courtisane par accident (2), âme pure. Idéale, frémissante, d’une vérité psychologique absolue, l’héroïne est servie par une voix somptueuse, d’une constante maîtrise, dans toute la tessiture, dans toutes les nuances. La longueur de souffle, le cantabile comme les traits virtuoses, les couleurs, y compris dans les coloratures, aux piani impalpables, c’est un bonheur constant. Malgré les airs et duos que chacun attend, il n’y a pas de « grand » moment : tout est également admirable, du moindre parlando à la solitude errante de l’« Addio del passato », sans oublier les piqués-liés du « sempra libera ». Juliya Muzychenko est Violetta, on oublie la cantatrice et la tragédienne pour partager toutes ses émotions.
Quelle heureuse idée d’avoir confié Alfredo à Jonas Hacker, le nouveau Jonas, dont Verdi n’est pas la spécialité ! Loin des clichés et des effets convenus, c’est à un retour aux sources qu’il nous convie : il a l’ardeur juvénile requise, la clarté du timbre, la longueur de voix et le naturel qui rendent pleinement justice à la partition. Aucune sollicitation : le texte, son esprit, sa vérité. La longueur de voix impressionne, les tempi sont retenus sans être alanguis, la vigueur, le style sont au rendez-vous. Comme pour Violetta, on renonce à énumérer les moments les plus forts depuis le brindisi jusqu’au terme de l’ouvrage. Le bonheur est constant Toute la palette expressive est restituée avec une aisance confondante. Souhaitons-le plus présent dans nos grandes distributions.
Serban Vasile rendrait Germont sympathique tant il est d’une évidente vérité. Les moyens vocaux et le jeu nous valent une prestation de premier ordre. Le timbre est noble, chaleureux, l’ampleur impressionne, toujours au service de cette humanité complexe, là où tant d’autres barytons ne font que du son. Essentiel, son duo avec Violetta constitue l’un des plus grands moments de cette soirée, où l’orchestre est suspendu au souffle et aux lèvres des chanteurs. Le « Di Provenza » avec son diminuendo final a-t-il été aussi bien chanté ? Ni Flora aux premiers actes (Albane Carrère), ni Annina (Sandrine Buendia) ne sont en reste avec cette distribution de très haut vol, et on regrette que leurs rôles ne nous permettent pas de les entendre davantage. Les comprimari, dont on n’énumérera pas les nombreux équipiers, forment une excellente équipe, où chacun caractérise son personnage, sans outrance, avec justesse. On en retiendra particulièrement le Docteur Grenvil de Geoffroy Buffière.
L’équilibre, la précision, l’articulation du chœur n’appellent que des éloges, qui ne se limitent pas aux bohémiennes et aux matadors. Tout est là, les effusions, le lyrisme, la fébrilité comme la retenue, pour participer pleinement à l’émotion de chacun. Sous la baguette efficace et attentive de Federico Santi, l’orchestre nous ravit, après un début qui laissait perplexe. La plénitude attendue du prélude du premier acte n’était pas vraiment au rendez-vous, comme si l’orchestre était aussi perturbé que le public par la scène burlesque qui venait de se jouer devant le rideau. Les cuivres, un peu débraillés, manquaient de retenue pour leur fonction. Mais rapidement, la fosse va trouver ses marques, pour une narration subtile, qui conduira le drame. La direction ménage les équilibres et les contrastes, les accentue si besoin, avec une maîtrise remarquable. La transparence des plans, les jeux de timbres (quels beaux bois !), tout participe à l’élégance comme à la force du discours. Les soli orchestraux, notamment dans les passages parlando, sont discrets, simples, naturels, propres à laisser la voix assumer le drame. Un très grand moment que cette soirée, dont on oubliera le papier-cadeau de l’emballage.
-
1. Tancrède Lahary avait rendu compte de cette création limougeaude (https://www.forumopera.com/spectacle/la-traviata-limoges-violetta-nest-pas-nee-femme/)
-
2. Opportunément, Chloé Lechat rappelle dans sa note d’intention les mots que Marie Duplessis, la Dame aux Camélias, aurait confié à son ami et futur biographe. Ils accréditent pleinement la richesse psychologique de Violetta. Cette dernière ne confesse-t-elle pas « Pour la malheureuse qui est un jour tombée, l’espoir de renaître est refusé » ?