Aborder une œuvre de l’ampleur de Macbeth, c’est tenter de trouver un sens – ou d’en choisir un – parmi les nombreuses lectures possibles de l’œuvre. Cette idée forte, qui n’exclut pas d’explorer parallèlement quelques chemins de traverse, Krzysztof Warlikowski la propose d’emblée : c’est le désir frustré d’une descendance propre qui conduit le couple maudit à toutes les exactions pour obtenir le pouvoir, et ensuite vers la folie quand ils se rendent compte que ce pouvoir est vain s’il ne peut être transmis après eux.
L’idée est suggérée dès le premier tableau : pendant la première scène avec les sorcières, Lady Macbeth va consulter son gynécologue et en ressort traumatisée ; on devine qu’il lui enjoint de renoncer à tout espoir de grossesse. Warlikowski, selon sa bonne habitude, propose plusieurs tableaux en même temps, l’un principal où on chante, et ailleurs sur le plateau, d’autres actions qui donnent des pistes sur ce qui va suivre ou prolongent ce qui s’est passé, maintenant constamment le spectateur en haleine. Les différents plateaux glissent latéralement avec fluidité, un gigantesque dispositif lumineux, un peu hollywoodien viendra occuper l’arrière du décor qui, au départ, ne contenait qu’une banquette de salle d’attente des chemins de fer. C’est diablement intelligent, cela requiert une grande attention de la part du public, et cela permet d’explorer toutes sortes de pistes sans perturber le discours principal, sans dévoyer l’œuvre. Il nous donne plus que ce qu’on peut voir, de sorte qu’on craint avoir manqué un détail, mais tout ce qu’il montre est parfaitement juste et à propos.
L’usage de la vidéo, qui propose des flashbacks sur la vie du couple dans le style du cinéma italien de l’après-guerre ou qui agrandit des détails de la mise en scène, de préférence les plus dérangeants, pour être bien sûr qu’on n’en perde rien, ainsi que la diffusion d’extraits de Edipo Re et Il Vangelo secondo Matteo de Pier Paolo Pasolini renforcent encore la multiplicité des propositions, et renvoient, par l’évocation des deux figures d’Œdipe et de la Vierge, vers la quête d’identité du couple Macbeth. J’avoue que cette explication-là ne m’était pas venue spontanément à l’esprit, elle vient d’un texte de Christian Longchamp, le dramaturge, reproduit dans le programme.
Petit à petit, le contact ou même la vue des enfants des autres va devenir insupportable au couple régnant, au point qu’il va se livrer à un véritable massacre, digne du dénombrement de Bethléem, et que la fin du troisième acte verra s’aligner pas moins de 24 cadavres d’enfants sur le devant de la scène. Shakespeare parlait seulement de huit générations…
C’est trash, à la limite du supportable, mais ça fonctionne à plein (comme on dit sur France Culture). On ne va pas voir Macbeth pour recevoir une démonstration de bon goût, il faut s’attendre à de l’hémoglobine !
Le basculement de la raison vers la folie se fait progressivement, une transgression en entraînant une autre, chaque meurtre justifiant le suivant jusqu’au délire final. La réalisation scénique de tout cela est extrêmement virtuose, avec une très grande présence des chœurs, particulièrement nombreux, avec le recours à des images fortes quasi insoutenables (un bébé servi sous cloche lors du banquet à la fin de l’acte II), ou dérangeantes (des enfants à qui on a mis un masque de tête d’adulte, sortes de petits gnomes étranges et inquiétants).
Sans nécessairement vouloir souscrire à tous les partis pris esthétiques du metteur en scène dont on se dit parfois qu’il exagère un peu, tout de même, on ne peut qu’admirer la virtuosité dans la conception et l’exécution, la force des propositions et leur justesse par rapport au sens de l’œuvre. On ne vous décrira donc pas tous les détails, pour ne pas « divulgacher » le spectacle, s’il vous venait jamais l’idée – ce que je vous recommande – d’aller le regarder sur Arte.tv où il est disponible pour quelques temps encore.
A ces propositions scéniques répond une qualité de plateau non moins remarquable.
Asmik Grigorian (Lady Macbeth) est tout simplement éblouissante, parfaite, engagée autant vocalement que scéniquement, et projette des aigus magnifiques sans que le grave perde rien en intensité. Le rôle lui va comme un gant, même si on devine qu’elle est moins sauvage à la ville ! On savait cette artiste exceptionnelle, elle le démontre une fois de plus, et de façon magistrale.
A ses côtés, le Macbeth de Vladislav Sulimsky est plus réservé (en tous cas au début de la représentation) ce qui est sans doute voulu pour rendre le caractère hésitant et velléitaire du personnage. La voix gagnera en ampleur et en assurance au cours de la soirée, à mesure que le personnage s’assombrit. Véritable révélation de la soirée, le ténor chilien Jonathan Tetelman livre en Macduff une prestation en tout point remarquable. C’est par la puissance de son intervention au début du quatrième acte que le basculement se fait entre une situation odieuse et l’espoir d’un retour à un peu de normalité. Voix de ténor parfaitement placée, timbre puissant, projection parfaite, il convainc toute l’assistance et reçoit au moment des saluts une ovation bien méritée.
Voix puissante au timbre particulièrement agréable Tareq Nazmi, s’impose facilement dans le rôle de Banco, au point qu’on regrette qu’il meure si tôt ! Evan LeRoy Johnson joue de sa prestance physique incontestable pour incarner Malcolm, mais la voix n’est pas en reste, même si à côté de Jonathan Tetelman, le défi est de taille. La jeune mezzo italienne Caterina Piva complète la distribution dans le rôle de la femme de chambre.
Il ne faut surtout pas oublier de mentionner la prestation des chœurs et de l’orchestre, qui fonctionnent si bien ensemble, et sur qui repose la dynamique de la représentation : le discours avance sans cesse, avec fluidité mais détermination, et la très nombreuse présence sur scène d’un chœur d’une telle ampleur contribue à la dimension grandiose du spectacle. Philippe Jordan semble très à l’aise face à un orchestre qu’il connait bien, et même si on a entendu quelques décalages dans la deuxième intervention des sorcières et un couac au cor anglais, il n’y a pas là de quoi entacher un immense plaisir musical.