Pour cette quatrième reprise de cette production d’Otello, l’Opéra de Vienne affiche une distribution prestigieuse et qui, surtout, tient ses promesses. Dans une forme exceptionnelle, Jonas Kaufmann campe un Otello racé, bouillonnant et émouvant. S’il ne rompt pas tout à fait avec sa vision d’un Maure pauvre-type-qui-a-des-malheurs, il renforce ce soir la dimension sombre et violente du personnage : la scène finale est ici particulièrement impressionnante (ça tombe bien, c’était Halloween). On ne s’appesantira pas une fois de plus sur le format vocal un peu en dessous de celui des grands titulaires historiques : la couleur sombre du timbre est idéale pour le rôle et ses éclats franchissent sans problème la barre d’une fosse tonitruante tant l’artiste se donne à fond. L’unique contre-ut (sur « Quella vil cortigiana ») est émis sans aucun effort apparent. Jouant sur les différents registres, mixte ou de poitrine, et variant idéalement les couleurs, le chant du ténor allemand sait aussi exprimer les tourments de son personnage dans une interprétation sobre et touchante, véritablement habitée. Bref : ce soir Otello avait bouffé du lion (de Saint-Marc).
Ludovic Tézier offre une composition d’une richesse incroyable. Tour à tour patelin, cauteleux, sarcastique ou venimeux, son Iago est certainement l’un des plus grands, toutes époques confondues. La voix est somptueuse et le baryton français sait en jouer admirablement, variant les couleurs et les registres au plus près de l’interprétation dramatique et faisant preuve d’une technique confondante (il est rare d’entendre un Iago exécuter les trilles écrits par Verdi). On nous permettra toutefois de pinailler sur les très nombreuses notes graves remplacées par des notes plus aiguës, quand il ne s’agit pas carrément de phrases entières, même si l’effet dramatique s’en trouve parfois renforcé. Enfin, le timbre est magnifique et la projection rayonnante, sans hédonisme, les moyens restant toujours au service de l’interprétation. Au delà des qualités de l’artiste, c’est également sa complicité avec Jonas Kaufmann qui renforce la qualité de cette soirée. Les deux artistes ont souvent chanté ensemble, à la scène comme au disque. Cette entente, faite à la fois d’émulation et de respect mutuels, contribue à faire de leurs scènes communes des moments proprement anthologiques.
Rachel Willis-Sorensen est une Desdemona plus femme de tête qu’épouse résignée. L’aigu est puissant, les piani nombreux et lumineux. Il ne lui manque qu’un timbre plus riche et plus moelleux, une largeur qui lui permettrait de varier davantage les couleurs au service de l’émotion. Dramatiquement, le soprano américain est au diapason de ses partenaires et son meurtre est particulièrement réaliste.
En Cassio, Bekhzod Davronov, ténor ouzbek lauréat d’Operalia en 2021, offre une voix prometteuse, bien conduite, avec un timbre séduisant un peu sombre. Un chanteur à suivre : Jonas Kaufmann ne fut-il pas Cassio à Bastille il y a près de vingt ans ? La jeune hongroise Szilvia Vörös est une Emilia de luxe, vibrante, à la voix puissante, probablement destinée elle aussi à des rôles de premiers plans dans l’avenir. Ted Black est un Roderigo correctement chantant mais un peu discret. A l’inverse, le Lodovico d’Ilja Kazakov est moins policé mais la voix est bien sonore. La basse Leonardo Neiva offre quant à lui une composition et un chant convaincants.
Découvert en France il y a peu dans un excellent Lohengrin à Bastille, en remplacement du volage Gustavo Duhamel, Alexander Soddy offre une direction énergique du chef-d’œuvre de Verdi, dans une perspective (comme à Paris), plus analytique que romantique. On a rarement entendu à ce point les détails harmoniques des reprises de l’air du Saule au dernier acte. Si le chef britannique ne se prive pas de déchaîner les forces de son orchestre, en particulier dans la tempête introductive comme dans final du III mais également dans les diverses scènes dramatiques, il n’en est pas moins attentif au plateau et ne couvre jamais les chanteurs (on pense à Carlos Kleiber dans ce même ouvrage). Au global, sa direction est peut-être plus électrisante qu’émouvante mais convaincante et homogène. L’orchestre est impeccable mais on notera toutefois quelques rares décalages. Les chœurs sont particulièrement impressionnants, sans aucune faiblesse entre les différents pupitres et le grand final du III est une apothéose.
Adrian Noble a opté pour une transposition à l’époque de la création, laquelle n’apporte pas grand chose à l’oeuvre, si ce n’est des costumes parfois peu flatteurs parmi lesquels on notera un Iago en Général de l’Armée du Salut et une Desdemona en institutrice pour le roi de Siam de The King and I. Le décor épuré, est plutôt intemporel et favorable aux voix, avec un très beau dernier acte où Desdemona prie entourée de bougies. Si les masses chorales sont un peu statiques, les divers personnages sont à l’inverse particulièrement fouillés (à tel point qu’on ne sait parfois plus qui regarder sur le plateau), avec la patte d’un authentique spécialiste du théâtre shakespearien, mais sans ostentation : une direction d’acteur intelligente et discrète parfaitement défendus par des chanteurs en état de grâce.