Succès d’affluence pour ce Requiem de Verdi qui n’avait pas été donné à l’Opéra de Marseille depuis 2009. Les habitués, certes, mais aussi des néophytes qui se donnaient rendez-vous à l’entracte, tous ont mêlé leurs applaudissements et leurs ovations aux saluts, après avoir observé un silence profond durant l’exécution.
La genèse de la création de l’œuvre est bien connue : la mort de l’écrivain Alessandro Manzoni, en mai 1873, affecte profondément Verdi, qui voyait en lui un phare de la culture italienne, et c’est pour lui rendre un hommage solennel qu’il décide de lui élever ce tombeau musical. La composition s’étendra sur plusieurs mois et la création aura lieu en l’église San Marco de Milan le 22 mai 1874, anniversaire du décès de l’écrivain, précédée de longues tractations avec la hiérarchie catholique pour qu’elle consente à la présence d’un chœur féminin. Trois jours plus tard le Requiem sera à l’affiche de La Scala avant d’être donné triomphalement à travers l’Europe.
C’est parce que Manzoni était un chrétien fervent que Verdi a choisi la forme d’une messe de Requiem, dont la liturgie a été codifiée lors du Concile de Trente au XVIe siècle, même si à Milan le rite a ses spécificités prétendument héritées de l’évêque Ambroise, le saint patron de la ville. Mais le compositeur étant au moins agnostique et probablement athée, pouvait-il mettre en musique l’expression des affres d’un croyant à l’heure de comparaître devant son créateur ? Question peut-être inutile : est-il nécessaire de croire à l’existence d’un juge suprême pour faire un examen de conscience ? Quel être humain n’a rien à se reprocher ?
C’est donc en tant que tel, être fini et faillible, que Verdi s’empare des paroles qui exhalent la terreur et implorent la miséricorde, et qu’il imagine la musique susceptible de les exprimer. Il avait à disposition, outre un quatuor de solistes, plus de deux cents musiciens et choristes, de quoi édifier l’œuvre monumentale correspondant à sa vision du grand homme auquel il rend hommage. Il ne prétend pas, quoi qu’en disent certains, faire entendre une voix divine : les tumultes qui convulsent la partition ne sont pas l’image d’une puissance écrasante mais l’écho de la violence, de l’angoisse et du tourment que cette conviction d’un Juge implacable éveille chez le croyant.
Dans leur variété et leur complémentarité, les solistes représentent les différents types d’individus et des approches personnelles de l’événement redouté. Dans leur nombre et leur genre, les choristes représentent les sentiments communs aux croyants qui composent l’humanité. Devant l’échéance terrible du Dies irae la soumission est la règle, il ne reste que la prière, et les paroles de la liturgie semblent indiquer la stratégie. D’abord prier pour les défunts (donne leur le repos), puis pour soi (qui prendra ma défense ?), avouer qu’on est coupable (j’en rougis), argumenter (tu as absous Marie-Madeleine et le voleur), montrer son repentir (prostré et contrit) et se fondre dans la masse (épargne le coupable, donne-leur le repos).
Ainsi alternent les prières pour les autres et le plaidoyer pro domo, l’expression individuelle et collective qui va de la terreur suppliante à l’espoir de la miséricorde qui délivrera de la souffrance. Au rituel de la messe succède alors la dernière prière – Libère-moi, Seigneur ! – dont l’intensité initiale deviendra un souffle sur lequel l’œuvre s’achèvera, le son mourant avec celui qui l’exhale.
Il y a dans ce parcours toute la science de la dramaturgie que Verdi a conquise en trente-cinq ans de composition d’opéra. Il tire du texte tous les effets musicaux utiles à son projet qu’il complète avec ce Libera me Domine qu’il avait composé pour l’hommage avorté à Rossini en 1869. Le résultat a fait discuter : ce Requiem relève-t-il de la musique religieuse ou du théâtre ? Est-ce si important ? La composition existe, et dans un contexte social où la pratique religieuse a beaucoup reculé par rapport à l’époque de la création, elle a un pouvoir sur les auditeurs qui ne se dément pas. Et comme on ne peut pas imaginer que seuls des croyants fervents assistaient à ce concert, il faut bien que l’enthousiasme final ait d’autre causes qu’une adhésion collective à la spiritualité de l’œuvre.
Le constat qui s’impose, que les auditeurs de Radio Classique devraient pouvoir vérifier le 9 février à 20 heures et plus tard en replay, est la qualité de l’exécution, qui rend justice à l’œuvre en provoquant chez les spectateurs des émotions peut-être d’ordre spirituel mais sûrement d’abord sensuelles. L’oreille est comblée par l’homogénéité et les nuances des chœurs, la subtilité des cordes, le brillant des cuivres, l’efficacité des percussions, le brio des flûtes, la pertinence des tempi et des contrastes sonores, et la qualité du quatuor vocal réuni. Sans doute pourrait-on souhaiter çà et là un équilibre plus subtil entre la houle de l’orchestre et la voix des solistes, en particulier pour Angélique Boudeville et Anna Goryachova, dont la projection semble parfois trop confidentielle. Peut-être a-t-on manqué de temps pour des ajustements nécessaires ? Peut-être la disposition de l’orchestre, jusqu’en bord de scène, a-t-elle empêché les solistes de s’installer à la rampe. De notre siège, le corps du chef d’orchestre, installé sur un pupitre surélevé au milieu de la rampe, faisait souvent écran à la mezzo. Ces perceptions imparfaites liées à une position dans la salle ne devraient pas exister à l’enregistrement.
D’autant qu’un autre facteur doit être pris en compte, celui des intentions interprétatives. Verdi y insistait, on le sait par sa correspondance. Ainsi l’impression de moindre poids vocal d’Anna Goryachova pourrait-elle naître de l’intention de la chanteuse de soumettre sa voix d’opéra à l’ascèse d’une prière ? Quoi qu’il en soit, sa prestation vocale, comme celles du ténor Iván Ayón-Rivas, de la basse Simon Lim et d’ Angélique Boudeville, ont eu l’expressivité et la virtuosité nécessaires pour rendre justice à cette musique hybride.
Grand ordonnateur de l’ensemble, avec le chef de chœur Florent Mayet, Michele Spotti est le grand gagnant de l’épreuve : il dirigeait son premier Requiem de Verdi et il donne une nouvelle preuve de sa capacité à fédérer les équipes au service d’une œuvre dont il maîtrise déjà toute la dynamique. Sans le moindre fléchissement il la conduit à son terme avec une fermeté exempte de brutalité mais gorgée d’une énergie constamment sous contrôle et richement nuancée. Alors il la laisse mourir dans le murmure du dernier appel : Libera me, et le silence qui n’en finit pas, avant que n’éclatent les acclamations, est l’indubitable hommage que le public rend à cette interprétation.