Si les enregistrements abondent, relativement rares sont les occasions d’écouter, de vivre, ce Requiem en communion avec les artistes (1). Faute de pouvoir réaliser les Scènes de Faust, de Schumann, initialement prévues (2), l’opéra de Montpellier a eu la bonne idée d’y substituer ce monument, propre à mobiliser le plus nombreux public, qui a répondu présent.
On sort enthousiaste du Corum, les mains rougies par les applaudissements, et tétanisé. Non seulement le grand spectacle aura été au rendez-vous, avec ses tensions paroxystiques, mais aussi l’émotion la plus sincère. Sans exhibitionnisme ni dévergondage vulgaire, dépourvu de mièvrerie comme d’affectation sulpicienne, il apparaît à la fois grandiose et profondément humain. Point ne sert de spéculer sur la religiosité de cette messe, ni sur l’agnosticisme du compositeur, comme d’établir des parallèles avec Otello, Don Carlos ou Aïda. Verdi réalise ici la synthèse magistrale de tout son art, dans le droit fil de Mozart et de Berlioz que l’on discerne – ici et là – en filigrane.
Le Requiem est déjà une œuvre de chef. Michael Schønwandt s’y est totalement engagé, avec humilité. Même s’il garde un œil sur la partition, il en a mémorisé l’architecture comme les détails. Toujours il chante pour faire chanter, qu’il s’agisse de l’orchestre, des chœurs ou des solistes. Par-delà les respirations attendues, un usage pertinent des silences, longs, voulus par Verdi, participe à l’émotion. Son attention à tous et à chacun est constante et son empathie est telle que le plus modeste des nombreux interprètes s’implique pleinement. Enveloppant le vaste plateau tout en se montrant attentive aux détails, l’éloquente gestique, efficace, précise, économe, dépourvue de tout effet, est propre à faire regretter à plus d’un auditeur de ne pas avoir la chance d’être acteur. Son approche, personnelle, sert l’ouvrage au plus proche du texte comme de son inspiration : on oublie Toscanini, Karajan, Muti et les autres. Tout apparaît pensé, cohérent, clair, équilibré, et – surtout – d’une vie intense (3). Les tempi sont habités, les phrasés limpides, au service du texte et de sa traduction musicale, terrible et fervente.
L’Orchestre national Montpellier Occitanie, dont les qualités sont connues, relève brillamment le défi. Avec l’exact effectif voulu par le compositeur, son engagement est total. Chacun des pupitres donne le meilleur de lui-même, et les instruments solistes ne sont pas en reste (fanfare du Tuba mirum, violoncelles à découvert de l’Offertoire, basson obstiné du Quid sum miser…).
Les chœurs associent celui de l’Opéra de Montpellier à celui de l’Opéra des Flandres. Pas loin de soixante-dix chanteurs professionnels, soigneusement préparés par Noëlle Gény, vont servir l’ouvrage avec un engagement exemplaire. A quatre voix, en double chœur, ou dédoublés, à l’unisson, en récitation psalmodique, dans les écritures les plus variées, de l’a cappella palestrinien aux passages contrapuntiques, fugués ou complexes, on en apprécie la plasticité, les équilibres, la précision. De la violence tellurique du Dies irae aux murmures du Quantus tremor…, la virilité du Rex tremendae, la sérénité du Pie Jesu, la magistrale fugue à deux chœurs du Sanctus, nul ne peut rester insensible à ces pages, admirablement servies.
La partition est d’une rare exigence pour les solistes. Ce soir, point de solistes du star system, et l’on ne s’en plaindra pas, tant s’en faut, les « grands » noms ayant souvent la fâcheuse habitude d’y affirmer leur ego, au détriment de l’indispensable harmonie qu’appelle l’ouvrage. Pour avoir déjà apprécié plusieurs d’entre eux dans des rôles sans commune mesure avec les exigences du Requiem, on n’attendait pas là les chanteurs de ce soir. Et l’excellente surprise fut au rendez-vous. Avant d’évoquer chacune et chacun, c’est de l’ensemble qu’il faut déjà souligner les éminentes qualités. Le quatuor vocal se montre à la hauteur de l’ouvrage, d’une harmonie idéale, au point que le mimétisme paraît incroyable entre les voix de femmes (Recordare, début de l’Agnus Dei). Tous ont en partage la projection, la puissance, assortie d’une dynamique extrême, et la somptuosité du timbre. Chacun des ensembles réservés aux solistes, a cappella, ou avec l’orchestre et le chœur, se traduit par une réussite. L’Offertoire, particulièrement l’Hostias, éthéré, est un bonheur constant. Katherine Broderick, soprano britannique, rayonnante, au timbre charnu, aux aigus insolents, est poignante dans le Libera me, où l’émotion nous étreint. Eugénie Joneau, découverte à Mâcon, confirme toutes ses qualités : voix ample, sonore et libre, chaleureuse. Son Liber scriptus est d’une tristesse accablante. Le ténor turc, formé à Vienne, Ilker Arcayurek, est capable d’une émission arrogante comme empreinte de douceur (Ingemisco), radieuse aussi (Hostias). Il fait forte impression et l’on espère l’écouter davantage en France. Evidente est la santé vocale de Sam Carl, baryton-basse anglo-saxon installé à Amsterdam. L’émission profonde, la voix corsée, longue, s’impose par sa gravité (Mors stupebit), son autorité (Tuba mirum), sa douceur et son cantabile dans l’arioso du Confutatis. Un autre nom à retenir.
Le concert a fait l’objet d’une captation. Appelons de nos vœux sa diffusion la plus large de sorte que le bonheur partagé se révèle contagieux.
(1) au moment précis où ce compte-rendu va être diffusé, nous apprenons que Lyon, à son tour, va produire ce Requiem, le 8 juin, dans le cadre des Nuits de Fourvière.
(2) en coproduction avec l’Opéra des Flandres, où les Scènes de Faust ont été montées l’an passé, cette œuvre rare, aura été victime des hausses des coûts comme des coupes budgétaires que subissent nos théâtres lyriques.
(3) « Cette messe ne sera pas chantée comme un opéra (…). Les phrasés et la dynamique tels que l’opéra les exige ne sont pas ici de mon goût, mais vraiment pas du tout … » (Verdi dans une lettre à Ricordi, du 10 avril 1874).