Authentique prière ? Opéra déguisé ? Le débat sur la nature véritable du Requiem de Verdi a commencé presque au lendemain de sa création, au terme d’une genèse mouvementée qui devait passer par le projet avorté d’une œuvre collective dédiée à la mémoire de Rossini pour aboutir en hommage à l’écrivain Alessandro Manzoni, idole littéraire du Risorgimento. Après une première exécution en l’église San Marco de Milan, c’est d’ailleurs sur les planches de la Scala, dans la même ville, suivie d’une autre salle de théâtre, l’Opéra-Comique à Paris, que le Requiem triomphe. Depuis, les plus grands chefs se sont penchés sur la question, tantôt flamboyants (De Sabata, Muti, Karajan jeune), tantôt marmoréens (Maazel, Karajan vieux), tantôt à la recherche d’une ferveur à même de réconcilier les deux bords, pouvant passer aussi bien pour religieuse que pour théâtrale (Giulini, Abbado).
Jaap van Zweden, à la Philharmonie de Paris, opte pour une lumineuse sobriété. Dès l’introduction, la clarté des cordes, la lisibilité de l’énoncé, inaugurent une lecture qui n’aura de cesse de faire primer la précision sur l’éclat. Un Orchestre de Paris des grands soirs le suit comme un seul homme sur cette route vers l’apaisement : les bois chantent à l’unisson des cuivres, les cordes phrasent et nuancent sans abuser du vibrato, les percussions même secouent sans rien écraser. Une impression de doux recueillement émane de l’ensemble, jusque dans un « Lacrymosa » dénué de pathos, qui pourra surprendre autant qu’un « Sanctus » ne s’autorisant qu’une joie intérieure nous transportant vers le Requiem allemand de Brahms. Ce qui ne veut pas dire que le « Dies irae » refuse d’être terrifiant : la grosse caisse (à plat) y scande sentencieusement le chant d’épouvante d’un chœur qui n’a jamais aussi peu mérité son qualificatif d’amateur. Les mêmes, aux confins de l’« Agnus Dei », s’autorisent des nuances d’une infinie subtilité, sans que les sonorités perdent en texture ou en intégrité – c’est du grand art.
Et les solistes sont à l’avenant : Aude Extrémo entame un « Liber scriptus » de tragédienne, timbre sépulcral et projection à toute épreuve, René Barbera, au contraire, n’est que lumière dans un « Ingemisco » résolument tourné vers l’espoir, et Jean Teitgen surmonte rapidement les quelques problèmes d’intonation qu’il rencontre au début du « Mors stupebit » pour diffuser, grâce aux rondeurs de son timbre et à sa formidable élocution, les ondes d’une humanité rayonnante. Elza van den Heever, que l’on avait peu entendue jusque-là dans ce répertoire, n’a peut-être pas dans la voix les couleurs chaudes ni le legato infini des verdiennes naturelles. Mais elle compense par l’impact immédiat de son formidable volume vocal, et par une maîtrise lui permettant de superbes allègements. « Quid sum miser », avec Aude Extrémo et René Barbera, est ainsi un moment de musique dénuée d’artifices, réduite à sa plus simple expression, et le long voyage conclusif du « Libera me » la montre, à l’unisson du chef, éprise de clarté, irrésistiblement attirée vers la lumière.