La ferveur, c’est le mot qui vient à l’esprit pour définir cet extraordinaire et bouleversant Requiem de Verdi.
Un effectif énorme, quatre solistes de premier plan, mais surtout un chef en état de grâce, Daniele Gatti, austère, concentré, sculptant la matière sonore et chorale de ses mains rudes, expressives, contrôlant sans cesse la dynamique. Et l’expression, fervente, on revient à ce mot – et on y reviendra.
Grâce aux écrans latéraux, combien de fois le vit-on mettre la main devant sa bouche, dans un geste presque d’effroi, ou même la poser contre sa joue. Pour intérioriser encore davantage le message sonore. Gestique attentive, inspirée, précise (il indique fréquemment des départs), équilibrant les textures, mais surtout insufflant l’esprit à cette œuvre qu’un cliché, heureusement en voie d’épuisement, qualifie parfois de théâtrale, mais qui, jouée ainsi, est d’une profonde, et parfois terrifiante, spiritualité.
Une austère, sombre, fervente célébration
Il n’est que de repenser au début, presque impalpable, ténu, à la limite de l’audible dans une salle aussi gigantesque. Verdi, on le sait, ajoutait des kyrielles de p et de f, jusqu’à cinq, pour essayer d’obtenir enfin, des chefs et des musiciens, un son infime ou colossal. Ici on est en-deçà du pianissississimo… Et du lentissississimo… Un son surgit des profondeurs, un appel De Profundis, qui en larges respirations portant un lent crescendo, fermement retenu par le chef, conduira à l’entrée du chœur, légère comme une brume d’abord puis gagnant en densité, en espérance, sur le « lux perpetua ».
L’entrée progressive des solistes, d’abord le ténor ardent, aux reflets mordorés, de Freddie De Tommaso, le timbre très chaud, très russe, sombre et tellurique du mezzo Yulia Matochkina, la présence formidable de Bryn Terfel, dont la timbre a perdu de son lustre, mais qui y supplée par une puissance d’incarnation d’autant plus saisissante et parfois effrayante, enfin la voix d’une Lise Davidsen, en état de grâce elle aussi, dardant des aigus d’une projection insensée, et qu’on entendra souvent voler sur les sommets, au-dessus de toute la masse sonore, sa haute taille, très impressionnante, lui donnant l’allure d’une cariatide (on pense ici aux derniers instants du Requiem) dominant le peuple en prière.
Vagues déferlantes
A la supplication, aux implorants Kyrie eleison, Christe eleison, succèdera la bourrasque du Dies Irae, tempétueux, avec ses vagues déferlantes de cordes en fureur, dont la main gauche de Gatti réclame encore plus de violence, une violence dont il contrôle les flux et reflux, faisant rugir les trombones et crépiter les trompettes, puis imposant d’un geste un silence terrifiant, d’où émergera la voix de Terfel, pour un Mors stupebit, noir d’effroi. On est saisi à la gorge par la puissance des trois Mors, séparés par des silences sans fin et d’une densité à couper au couteau, proférés d’une voix d’outre-tombe. Terfel donnera l’impression d’être ici un théâtre sacré à lui seul, roulant parfois des yeux diaboliques, et laissant tomber implacablement ses sentences sinistres.
La voix très slave de Yulia Matochkina, mezzo au velours sombre, voix très mûre, d’une intense présence charnelle, aux phrasés très liés, suggèrera par ses couleurs mêmes dans le Liber scriptus, la douleur humaine la plus profonde. Au théâtre, elle est une Amnéris ou une Ulrica. A ces moyens vocaux d’envergure, elle ajoute ici une gravité, une austérité saisissantes.
Tout aussi sincère l’ expression de la douleur par Freddie De Tommaso dans le Quid sum miser. A l’instar de ses partenaires, le ténor est saisi par la ferveur et il incarnera avec beaucoup de sincérité la déréliction des hommes, sans jamais rien de clinquant ni d’extérieur. Le timbre est très beau, riche de couleurs et de reflets cuivrés.
Quant aux longues lignes d’une clarté surhumaine que Lise Davidsen fait planer au-dessus de toutes les voix, elles semblent incarner l’espérance par leur seule lumière.
Hanté par une noire douleur
C’est d’un filet de voix, humble et fragile, que Terfel glissera le Salve me, fons pietatis, un Terfel qui usera de toute une palette de moyens étonnants, remplaçant sa grande voix rugissante de naguère parfois par des passages en voix mixte ou en voix de tête (dans le Confutatis), parfois par un parlé-chanté de son invention, tour à tour hanté de douleur, puis très noir, puis d’une grandeur tragique (et tout cela se lisant sur son visage habité).
Que dire de la parfaite (et si rare) alliance des deux voix féminines, la limpidité de Davidsen, ses aigus térébrants, venant se poser sur la profondeur quasi maternelle du timbre opulent de Matochkina dans un Recordare qui semble suspendre le temps.
Une puissance tellurique
Daniele Gatti propose un Requiem de Verdi tout de gravité, d’intériorité, mais dont la puissance tellurique peut naître d’un geste, et on admire la noblesse de sa battue dans le Rex tremendae majestatis, et l’humilité de l’Ingemisco chanté ainsi qu’il doit l’être, sans histrionisme, pour devenir l’expression de toutes les douleurs humaines. La ligne vocale de Freddie De Tommaso est constamment soutenue, le timbre d’une plénitude rayonnante et le si bémol final à pleine voix ne sonne pas comme une performance vocale, mais comme l’aboutissement nécessaire d’une supplication.
Le retour du thème du Dies Irae, scandé par les sinistres coups de boutoir de la grosse caisse sera d’une violence implacable. C’est bien un cérémonial tragique que mène Daniele Gatti, – et on se souvient d’avoir entendu la lecture plus italienne, d’ailleurs superbe, qu’avait donnée ici même du Requiem Gianandrea Noseda. S’agissant de la manière de Gatti, on évoquerait plutôt un sérieux, une intensité très germaniques, quelque Milanais soit-il…
Le début de l’Offertoire sera marqué par le beau prélude des violoncelles, puisqu’il faut tout de même rappeler que le Verbier Festival Orchestra, ici dans un effectif pléthorique, est un orchestre de jeunes, venus de tous les coins de la planète. Et le chef les dirige et les sollicite comme il ferait d’un orchestre constitué et chevronné. Tous sont évidemment demandeurs d’un chef qui les dirige vraiment. Ce sera très touchant de les voir à l’issue du concert faire la queue devant sa loge pour remercier Gatti.
De plus en plus de lumière
Cet Offertoire est le grand moment du quatuor vocal, moment d’intimité où les quatre timbres, venus ici d’horizons musicaux si différents, s’entrelacent. Si les volutes aériennes de Lise Davidsen sont à nouveau enivrantes, le ténor trouve là son autre grand moment : De Tommaso sera d’une douceur et d’un humilité parfaites dans le sublime Hostias, très intérieur, éclatant brièvement sur Tibi Domine, puis rejoignant la ferveur partagée.
C’est dans le Sanctus, introduit par une impérieuse fanfare mettant en évidence la qualité du pupitre de cuivres, que la finesse, la virtuosité du chœur de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia seront le plus sollicitées, cette double fugue redoutablement complexe préludant au céleste Agnus Dei unissant à nouveau l’incroyable lumière de la voix de Davidsen aux couleurs fauves de Matochkina.
Gatti demandera aux violons des pianissimos impalpables en arrière-plan du Lux aeterna, bientôt interrompu par de ténébreux accords des vents, et surtout par les Requiem aeternam que Terfel, toujours plus imaginatif, proférera d’une voix noire, d’une dureté fatidique, atteignant à une monumentalité tragique.
Lise Davidsen, bouleversante et bouleversée
Non moins grandiose et fatal, le Libera me lancé par Lise Davidsen, à l’évidence de plus en plus bouleversée à mesure qu’on approchera de la fin, avec une manière de fureur. Et que dire du long, de l’oppressant silence, précédent Tremens factus, avant la reprise déferlante et terrifiante du Dies Irae. Grand théâtre de mort et de désespoir.
C’est le moment où Davidsen, telle une Sybille, dresse son impressionnante silhouette au milieu de la mer des musiciens pour lancer de longues lignes musicales, portées par un souffle sans fin, irradiantes, aériennes, qui semblent en lévitation au-dessus des cordes, et Gatti ralentit le tempo à l’extrême pour amener enfin le si bémol aigu qui apparaîtra comme la clé de voûte de tout l’édifice, et qui sera d’un rayonnement indicible.
Dernières notes pour elle ? Pas encore ! Le chœur reviendra à nouveau pour une fugue dramatique, et le soprano aussi, se glissant par-dessus lui. Tout cela d’une puissance dramatique presque insoutenable.
On restera pétrifié par l’ultime « Libera me Domine de morte aeterna », proféré, mugi, par Davidsen, en voix parlée, avec une manière de rage désespérée.
Tandis que la salle hurlera sans fin son enthousiasme, ce sera très émouvant de voir Lise Davidsen, de toute évidence complètement bouleversée, dans un état second, elle qu’on pourrait croire marmoréenne et inébranlable, ne se ressaisir qu’à grand peine et mettre un temps infini à redescendre sur terre.