Créée à Nancy en 2021, cette coproduction de Rigoletto avait séduit Yvan Beuvard, qui avait apprécié la transposition faisant de la cour de Mantoue une compagnie de danse et décrit avec précision l’installation scénique – le décor – et son évolution. Le duc est donc le tout puissant maître de ballet. Il exerce sur les membres de la troupe un pouvoir despotique d’avant le « #me too » et se divertit des sarcasmes humiliants que pour lui plaire un ancien danseur devenu boiteux, Rigoletto, leur inflige sans ménagement. Dérivé directement du Triboulet de Victor Hugo, lui-même avatar de Quasimodo, le personnage de Piave a conservé pour Verdi une difformité physique dont, comme Yvan Beuvard à Nancy, nous constatons l’absence à Toulon. Or elle est essentielle. Sans doute Richard Brunel n’est-il pas le premier à adopter ce parti pris. Mais cela le rend-il plus pertinent ?
Jadis une femme bonne a su surmonter la répugnance que l’apparence monstrueuse de Rigoletto inspire parce qu’elle a compris sa soif désespérée d’amour. Elle est morte en couches et pour préserver la pureté d’âme de la défunte à travers leur fille il l’a éloignée des turpitudes de la vie urbaine. Pourquoi vient-il de l’accueillir dans le milieu empoisonné où il vit ? L’œuvre ne le dit pas. Mais elle va fatalement rencontrer le maître, un homme dont la beauté physique et le charme la subjugueront. Il est tout l’opposé de son père : beau au dehors, laid au-dedans, mais elle n’en sait rien. Peut-on être fidèle à l’esprit de l’œuvre sans respecter scrupuleusement ces contrastes ? Mais peut-être la dramaturge, qui montre la mort de Gilda comme un suicide, n’en est-elle pas à ça près.
Pour Richard Brunel, l’amour de sa femme a été si important que Rigoletto continue de vivre avec elle, dans le décor d’une loge-reliquaire et dans un tête à tête mental infini qui confine à l’hallucination. Le metteur en scène a donc créé un rôle pour qu’en présence muette elle soit l’alpha et l’oméga de l’œuvre, de son apparition devant le rideau pendant l’ouverture à son retrait final en compagnie de Gilda, dont la dernière tenue identique à celle de sa mère explicite qu’elles sont désormais ensemble dans l’au-delà. Agnès Letestu s’acquitte avec toute son élégance, sa maîtrise et sa sensibilité de ballerine des figures conçues par Maxime Thomas, allant jusqu’à jouer les Loïe Fuller dans la scène de l’orage où les éclairages de Laurent Castaingt valorisent la fantasmagorie.
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C’est beau, comment le nier, mais on ne taira pas que cet élément surajouté crée une distraction quant à la musique et à la situation dramatique dont la nécessité ne nous semble pas s’imposer. Car une autre distraction s’impose, celle créée par l’amplification rendue nécessaire par le lieu – le Zénith de Toulon – quand la musique reflue directement des haut-parleurs. C’est d’autant plus regrettable que sous la direction incandescente de Valerio Galli les musiciens donnent le meilleur d’eux-mêmes, la sonorisation l’expose en direct, mais l’impact émotionnel est trop différent de l’effet en fosse pour qu’on savoure sans mélange.
Cet effet de « lissage » du son affecte évidemment les chanteurs. C’est dommage pour eux, car ils accomplissent tous un sans-faute, des seconds rôles aux premiers, à quelques nuances près. On mentionnera avant tout leur engagement théâtral, sous la conduite d’ Alex Crestey qui a repris la mise en scène. Jusqu’aux artistes des chœurs, qui prendront même des poses et des positions sans que cela nuise à l’homogénéité et à la cohésion, tous se sont engagés sans réserve. Ainsi Juliette Raffin-Gay joue-t-elle la comtesse Ceprano en diva mortifiée par l’indifférence initiale du maître. En habilleuse factotum facilement entremetteuse Julie Pasturaud ne fait qu’une bouchée du rôle de Giovanna. Jean-Kristof Bouton (Monterone) Mathieu Gourlet (Ceprano) Olivier Cesarini (Marullo) et Kiup Lee (Matteo Borsa) sont impeccables.
Admirable aussi la Maddalena de Lucie Roche, qui a la désinvolture scénique de meneuse de revue suggérée par la mise en scène et marie de façon convaincante le cynisme le plus cru avec l’attendrissement sentimental. La basse Peter Martincic incarne de façon sobre mais efficace son tueur à gages de frère. Venu remplacer Matteo Roma, annoncé souffrant, Ivan Ayon-Rivas a été le duc de Mantoue dans au moins huit productions différentes. Si sa voix n’échappe pas aux conséquences de l’amplification, il exhibe des moyens conséquents qui lui vaudront un triomphe aux saluts. Sa Gilda, Maria Carla Pino Cury inquiète fugitivement car les aigus semblent un peu pincés, et puis la voix s’ouvre et se déploiera sans la moindre difficulté jusque dans les zones les plus élevées, sans omettre un trille, et parfois sur pointes, pour préparer la fin où la fille aura rejoint la mère. Une prise de rôle réussie !
Nikoloz Lagvilava triomphe lui aussi, à juste titre, car outre une voix dont on devine que les conditions mentionnées n’ont pas pu altérer son timbre, son étendue et sa projection, il domine les facettes vocales du rôle de Rigoletto et les restitue avec probité, sans histrionisme déplacé et une concentration scénique à saluer particulièrement, étant donné le partenariat avec la danseuse que lui imposait cette production. Ainsi s’achève cette production, qui semble avoir ravi le public;….excepté un voisin parti à l’entracte !