L’idée a germé dans l’esprit de Peter de Caluwé, le directeur de la Monnaie, il y a quelques années déjà, durant le confinement : utiliser les meilleurs passages des premiers opéras de Verdi – dont certains ne sont pour ainsi dire jamais joués – pour recomposer, sur base d’un livret neuf, une œuvre originale en forme de pastiche. L’opération avait déjà été tentée l’an dernier avec le spectacle Bastarda, qui reprenait en une seule soirée des extraits des quatre opéras élisabétains de Donizetti, réunis en un tout cohérent. Nettement plus ambitieux, le propos est de réunir ici des extraits de seize opéras différents et de les insérer dans une histoire complètement extérieure, avec pour thème central la révolution de mai 68, ses acquis est ses échecs, et la nostalgie qu’on en a quarante ans après. Le scénario n’est pas sans évoquer La Meglio Gioventù, film de Marco Tulio Giordana primé au festival de cannes en 2003.
La justification – a posteriori – de ce choix est à chercher dans les engagements politiques du jeune Verdi au côté des mouvements unionistes italiens qui ont abouti au Risorgimento, l’unification du pays et la création d’un état moderne selon les normes du XIXe siècle. L’abondance de partitions retenues (39 extraits pour Rivoluzione et 25 pour Nostalgia) montre qu’ils ont eu du mal à choisir, Carlo Goldstein et Krystian Lada qui ont élaboré ensemble le canevas de l’œuvre, et témoigne de leur immense amour porté à la musique de ce Verdi encore très conventionnel, mais diablement efficace dans l’élaboration de climats dramatiques de tous genres, et dont l’inspiration mélodique ne tarit jamais. Tous les airs retenus appartiennent au Verdi d’avant Rigoletto, des partitions écrites entre 1839 et 1850, dans un style relativement homogène.
Les personnages de l’intrigue sont en fait les archétypes des caractères verdiens : sopranes, ténors et barytons se partagent des rôles peu individualisés. Dans Rivoluzione, un frère et une sœur (Giuseppe et Laura) sont les figures centrales du récit, autours desquels tournent Cristina, l’amante de Giuseppe, Lorenzo, le prétendant éconduit de Laura et son rival Carlo, le séduisant prolétaire qui vient enflammer la dimension politique de l’intrigue. Dans Nostalgia, on retrouve les mêmes quarante ans plus tard, mais ce sont d’autres chanteurs. La transition entre les personnages de l’une et l’autre soirée se fait par l’intermédiaire de la vidéo qui présente un gros plan sur leurs visages respectifs en fondu enchaîné ; c’est du meilleur effet ! Laura manque à l’appel, sa fille Virginia, en manque de père, l’ami de celle-ci Icilio et Donatella, riche et excentrique galériste complètent la distribution. L’intrigue ensuite se dissout complètement, on nous présente des états d’âme, des ressentiments, des affects très arbitraires, visiblement guidés par les choix musicaux, mais qui peinent à constituer un récit cohérent.
Au terme des deux soirées, la première très longue et la seconde très vide de sens, la conclusion est assez négative : le projet n’est pas abouti – l’idée n’est sans doute pas bonne – et malgré l’énorme travail fourni, le résultat n’est pas satisfaisant. L’adéquation insuffisante entre le sujet du livret et les extraits choisis, les discontinuités nombreuses, comblées par des extraits de textes modernes déclamés en vidéo, la faible caractérisation des personnages dont aucun n’a la force d’un héros verdien, font apparaître un réel fossé entre textes et musiques et déséquilibrent l’ensemble. On utilise un langage musical très conventionnel pour décrire l’effondrement d’une époque ; la civilisation qu’a mise en place le Risorgimento, avec ses valeurs bourgeoises et bien pensantes, est précisément celle que la révolution de 68 a tenté de combattre. La même musique pouvait elle servir à sublimer l’avènement et l’effondrement des mêmes valeurs ou d’une même idéologie ? Ce serait faire bien peu de cas du génie verdien de penser que sa musique peut à la fois dire une chose et son contraire ; ou de penser que le sens d’une œuvre, les valeurs qui la sous-tendent, se trouvent dans les paroles uniquement, et pas dans la musique elle-même. Bref, on s’ennuie beaucoup, on ne s’émeut jamais, le spectacle peine à trouver son rythme propre, sa cohérence, son sens, son souffle, malgré la beauté de la musique.
Ce n’est pourtant pas faute de moyens : dans un unique décor immense, où se côtoient des écrans en format cinémascope, des barricades, une salle de classe du conservatoire, évoluent chanteurs, chœur et danseurs souvent livrés à eux-mêmes, et que la mise en scène ne parvient pas à régenter. Les nombreux passages instrumentaux sont largement sous-investis ; Krystian Lada qui est à la fois le concepteur du spectacle et son metteur en scène peine à convaincre dans aucun des deux rôles, faute d’une dramaturgie cohérente. Les chorégraphies de Michiel Vandevelde, dans un genre qui tient du street dance, n’évoquent pas l’esthétique de 68 mais plutôt celle des années 90, ajoutant encore à la confusion.
La distribution n’est pas toujours convaincante elle non plus, mais contient son lot de fort bons chanteurs : si la Laura de Nino Machaidze est brillante et vocalement très solide, on ne peut en dire autant du Lorenzo jeune de Justin Hopkins, voix très monochrome et sans grand impact. Vittorio Prato qui chante Giuseppe dans la première partie ne manque pas de moyens vocaux mais la justesse est un peu approximative. Quant au ténor Enea Scala, voix également très solide et pleine d’une athlétique vigueur, il remplit toutes les attentes pour un héros verdien, avec cependant ici aussi, peu de variété de couleurs. Ces trois chanteurs, jeunes et virils, brillent aussi par leur physique avantageux. C’est Scott Hendricks qui reprend pour la deuxième soirée le personnage de Carlo (avec l’âge, ce rôle de ténor est devenu baryton). Ce chanteur qu’on a souvent vu avec plaisir à la Monnaie semble avoir perdu beaucoup de ses moyens (où peut-être était-il seulement dans un mauvais jour ?) La voix manque d’impact et de présence. Helena Dix, truculente soprano australienne semblant sortie d’un tableau de Botero, s’impose sans peine dans le rôle de Donatella, osant même l’autodérision lorsqu’elle s’essaye à quelques pas de danse. On remarquera aussi la belle ardeur juvénile de la prestation du ténor Paride Cataldo dans le rôle d’Icilio, qui l’emporte largement sur celles de Giovanni Battista Parodi (Giuseppe âgé) et de Dennis Rudge (Lorenzo âgé) sans grand relief ni pour l’un ni pour l’autre. Gabriela Legun, la seule qui participe aux deux soirées, endosse le rôle de Virginia où elle montre davantage de moyens et de caractère que dans celui, plus modeste, de Cristina qu’elle avait tenu la veille.
On soulignera aussi la très belle prestation des chœurs de la Monnaie tout au long des deux soirées, avec pour point culminant leur interprétation – passablement hors contexte – du célébrissime « Va pensiero » extrait de Nabucco, chanté avec une très communicative conviction depuis les loges d’avant-scène pour le plus grand plaisir du public. Mais le moment culminant de cette deuxième soirée aura été purement instrumental : le personnage de Laura, la révolutionnaire disparue, refait surface sous la forme d’un solo de violon magnifique, extrait de I Lombardi alla prima crociata, et joué sur scène avec brio et émotion par Satenik Khourdoïan. L’orchestre quant à lui, sous la baguette alerte et précise de Carlo Goldstein, aura parcouru efficacement pas moins de seize partitions différentes sans perdre son entrain, révélant au passage quelques pages fort injustement méconnues.