En serait-il des productions d’opéra comme des grands vins qui avec le temps se bonifient ? La reprise de Simon Boccanegra couché de nouveau cette saison sur le divan par Calixto Bieito ne suscite pas la même indignation que lors de sa création en 2018 – « Ce n’est pas scandaleux, c’est nul au sens strict du terme » écrivait notre confrère Clément Taillia au lendemain de la première. L’effet de mauvaise surprise étant désormais éventé, l’attention se détourne de la mise en scène pour se concentrer sur ce qui a l’opéra compte d’abord, qu’on le veuille ou non : les voix.
Alors finalement, peu importe l’unique dispositif scénique : une carcasse de bateau condamnée à tourner inlassablement dans un vide que n’emplit pas la projection en gros plan du visage des chanteurs. Peu importe l’absence de narration, la pauvreté de l’approche psychologique, la tristesse tubulaire du décor, la laideur des costumes que l’on dirait ramassés à la sauvette dans un point de collecte Emmaus, l’inutile provocation d’une Maria dépoitraillée. Peu importe l’indigence théâtrale puisque le chant triomphe. En témoigne l’ovation que le public réserve à Ludovic Tézier au tomber de rideau.
© Vincent Pontet- OnP
Boccanegra déjà dans cette même mise en scène en 2018, notre baryton national a approfondi son interprétation du doge verdien sans que le passage des ans n’altère la beauté d’un instrument, glorieux une fois franchi le Rubicon du prologue nécessaire à son échauffement (à moins que la différence de tenue entre ce prologue et le premier acte ne s’explique par une volonté de caractériser le passage de Simon de la jeunesse à la maturité). Le bronze – la mâle fierté du timbre – l’égalité de l’émission, la souplesse de la ligne que l’on dirait infinie tant elle se déroule, longue et flexible, sur toute la tessiture avec un naturel qui semble relever de l’évidence. Tout cela et plus encore, sans lequel ce chant ne serait qu’apollinien, vain hédonisme sonore oublieux du drame qu’il lui faut interpréter. Plus encore, c’est-à-dire la force de l’expression, traduite par l’attention constante portée au texte, la quête de sens, la largeur de la déclamation, la recherche de nuances pour que finalement s’élève un doge superbe, colosse aux pieds d’argile, imposant et magnanime, monumental et vulnérable, humain tout simplement. Qui dit mieux ? Aujourd’hui, personne à notre connaissance.
Autre rescapé de 2018, Mika Kares reste un Fiesco élevé chez les boyards, avec une tendance à grossir les voyelles et tuber les notes, frère de Pimène plus que du Padre Guardiano, d’une stature suffisante cependant pour affronter d’égal à égal son Simon qu’il accable de puissance et de graves abyssaux.
Des voix encore ? Alejandro Baliñas Vieites en Pietro, membre de la troupe lyrique de l’Opera national de Paris dont on mesure les progrès d’une production à l’autre, plus affirmé, plus concentré, plus libre aussi.
Etienne Dupuis, qui a en mains toutes les cartes d’un grand Simon, Paolo cynique en attendant, la parole claire et déliée, riche lui aussi d’une large palette d’intentions, trop noble presque pour un rôle de félon qui, tapi dans l’ombre, tire les ficelles de l’intrigue.
Et Charles Castronovo dont le ténor assombri par les ans trace la filiation entre Adorno et Don Carlos qu’il chantait à Genève en début de saison, plus à l’aise cependant en patricien qu’en infant car soumis à moins de tension, mais comme le fils de Philippe II, fébrile, blessé, débordé par des sentiments qu’il laisse épancher dans un « Sento avvampar nell’anima » impétueux – et applaudi.
Nicole Car, enfin, fait bénéficier Amélia de la santé d’un soprano au médium solide, à l’aigu précis où la musicalité et l’éclat prennent l’avantage sur l’approche belcantiste – la demi-teinte, le trille par lesquels s’énonce l’innocence de la jeune fille.
© Vincent Pontet- OnP
Des voix donc, un chœur superlatif, aveuglant de lumière dans la scène du conseil, et aussi un orchestre, essentiel dans Simon Boccanegra, opéra daté de 1857 mais révisé en 1881 par Verdi ciselant tel un orfèvre une partition jusqu’alors taillée dans le marbre brut. Les musiciens de l’Opera national de Paris trouvent là matière à opulence. Cordes de soie, zébré de cuivres, ourlée de bois, qu’exalte la direction de Thomas Hengelbrock. Le chef allemand que Faust excepté, l’on a davantage connu à Paris dans Gluck et Mozart que dans Verdi rappelle combien il est stérile de catégoriser les artistes. Son Simon résout la difficile équation posée par une œuvre navigant entre deux eaux, entre fougue risorgimentale et sagacité de la maturité. Les coutures entre les deux versions sont comme gommées par cette lecture vive et détaillée dont une autre des qualités, on l’a compris, est d’apporter aux chanteurs le soutien indispensable pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes.