Quel était le projet de Waut Koeken pour sa mise en scène de Un Ballo in maschera ? Faute d’information, on en est réduit aux conjectures à partir de ce qui est donné à voir. Et il faut bien avouer qu’on s’y perd un peu. La rangée de masques installée sur la rampe est sûrement un signal, mais de quoi ? La profusion de rideaux rouges – décors de Luis F. Carvalho – qui apparaît quand le rideau de scène s’est levé signifie sûrement quelque chose, mais quoi ? La cour de Suède est un théâtre ? Le monde est un théâtre ? Car une fois relevés « à l’italienne » ils dévoilent une scène sur la scène, où le roi va apparaître devant le public de ses courtisans. Le cadre doré de ce théâtre sur le théâtre se scinde en deux parties – mais faudrait-il dire : se brise ? – et c’est sûrement « signifiant », mais de quoi ? Faut-il y voir la représentation de la fracture vécue par le roi, partagé entre la force d’un amour irrépressible et la fidélité à un ami loyal ? La présence visible des portiques qui soutiennent ce décor, quand il pivote pour libérer l’espace au deuxième acte, se veut-elle « brechtienne », en empêchant le spectateur d’être victime de l’émotion suscitée par la situation dramatique ? La disparition finale du personnage du roi qui s’éloigne dans l’obscurité du fond de scène alors qu’il vient d’expirer tendrait à le confirmer.
© Christian Dresse
Autant être clair : comme le metteur en scène a le droit de proposer sa vision de l’œuvre, le spectateur a le droit d’attendre qu’on lui montre ce qu’il est venu voir, c’est-à-dire le drame pour lequel la musique a été écrite. Quand Verdi la compose, il n’a pas l’ambition de modifier le regard du spectateur sur le monde. Comme dans le théâtre antique, Un Ballo in maschera, c’est une histoire où le public est appelé, à travers les passions des personnages, à se confronter aux siennes. Un homme et une femme sont épris l’un de l’autre, mais sont malheureux car ils ont des principes moraux. Elle est déjà mariée et se refuse à une liaison adultère, et lui est déchiré entre la force de cet amour et la loyauté qu’il doit au mari, qui est à la fois son meilleur ami et un homme qui lui est entièrement dévoué, jusqu’au péril de sa vie. C’est dans ce rôle de garde du corps que le mari découvre son infortune, devant témoins. Dès lors il n’a plus qu’un désir, se venger en tuant les coupables, et d’abord celui qui a perverti sa femme. Il l’assassine à la faveur d’un bal masqué, mais avant de rendre son âme à Dieu le « traître » proclame l’innocence de l’épouse et accorde son pardon au meurtrier.
Peut-être manquons-nous de la formation philosophique qui figure au cursus de Waut Koeken, mais ce canevas ne suffit-il pas à donner matière à réflexion au spectateur-témoin de l’action ? Que ferions-nous dans de telles circonstances ? Avons-nous des convictions morales assez fortes pour résister à la convoitise, à la tentation, à des inclinations contraires à des engagements ? Serions-nous prêts au crime pour nous venger d’une humiliation ? On objectera que nous semblons ignorer l’aspect politique de ce drame : l’homme passionnément épris est un souverain, dont la conduite privée peut rejaillir sur sa conduite des affaires, et l’homme qu’il a trahi – au moins en pensée – est celui qui en protégeant sa vie lui permet d’accomplir son action publique. Dès lors ce dernier n’est-il pas en droit de mettre hors-jeu le dépravé qui met en péril le fondement de la société ? Peut-être n’avons-nous pas su voir, mais ce spectacle ne nous a rien dit de clair à ce propos. Au moins nous a-t-on épargné une transposition incongrue, même si le choix de costumes contemporains de la création n’était pas le choix de Verdi.
Ce que l’œuvre nous dit, c’est à quel point Verdi a atteint une plénitude nouvelle, où son inspiration embrasse ses œuvres passées, annonce celles à venir, et plane sur la musique de son temps. Ce souverain vertueux, c’est l’anti-duc de Mantoue, ce mari qui se sent bafoué, c’est Iago avant la lettre, ce chœur de témoins sardoniques, il vient de Rigoletto et renaîtra dans Falstaff, cet épanchement lyrique du roi, il amorce Don Carlos, le pardon final est celui de La clemenza di Tito et la musique est un écho de celui des Nozze di Figaro, comme l’air final d’Oscar fait de lui un Cherubino, pour ne mentionner que les plus évidentes occurrences. C’est l’éventail enchanteur que Verdi déploie et que, par bonheur, Paolo Arrivabeni nous fait entendre, avec le concours scrupuleux et souvent délectable d’un orchestre appliqué à restituer les diaprures de la musique, malgré parfois quelques ffff que la position des solistes à l’avant-scène compense, mais en évoquant fâcheusement l’opéra de grand-papa. Le musicologue Guglielmo Barblan signalait la présence multiple sur la partition de l’indication « con eleganza » – avec élégance – et y voyait l’intention de Verdi de mettre l’accent sur les rythmes et les couleurs plus que sur l’intensité sonore. On peut somme toute estimer que, globalement, le vœu du compositeur a été exaucé, à quelque nuances près.
Autre performance, pas moins de six prises de rôle pour les chanteurs solistes, et six réussites. On ne saurait rien reprocher au marin de Gilen Goicoechea pas plus qu’au comte Ribbing de Maurel Endong, dont la projection est également ferme et l’articulation claire. C’est aussi le cas pour Sheva Tehoval qui campait son premier Oscar, un rôle pour lequel Verdi voulait un soprano de premier rang. Nul doute que l’aisance scénique, déjà notable, ira croissant, quant à l’aisance vocale elle est déjà pleine et entière. Le baryton Gezim Myshketa ne manque ni de l’une ni de l’autre, et elles lui permettent, alors qu’il était annoncé souffrant, d’offrir une prestation remarquable. Seul un flottement au troisième acte – un silence intempestif quand son personnage doit faire entrer Oscar – trahit son malaise. On peut prédire que ce début somme toute brillant ne sera pas sans lendemain.
Chiara Isotton nous avait subjugué en Elisabetta di Valois, elle nous émeut moins dans le personnage d’Amalia. Elle est évidemment irréprochable dans l’interprétation vocale, et on savoure à nouveau la densité homogène de l’émission, on admire l’extension qui donne aux graves une assise sonore rarement entendue et la maîtrise du souffle qui fait de l’auditeur le réceptacle de piani subtils ou la proie d’envolées qui le ravissent. Mais nous aurions aimé sentir davantage une fragilité du personnage, tout en admettant que cette interprétation d’une femme volontaire, qui entreprend d’elle-même une démarche risquée pour mettre un terme à un état trop douloureux est tout à fait légitime.
Pour Enea Scala aussi, le rôle de Gustavo est un début, et on le retrouve tel qu’en lui-même, avec ses qualités de vaillance et d’endurance. Est-il le Gustavo souhaité par Verdi ? Il voulait un prince qui réserve à la sphère privée l’expression de ses tourments et dont le comportement public ait l’élégance désinvolte qu’il imaginait à l’ancienne cour de France. Si le Gustavo d’Enea Scala a bien la vigueur du guerrier que décèle Ulrica, il lui manque encore à nos oreilles ce raffinement du souverain éclairé. Néanmoins le personnage parvient à émouvoir et cela n’a nui en rien à son succès auprès de ses nombreux fans.
On ne saurait passer sous silence la prestation de Tomas Dear, impeccable dans le second rôle du comte Horn, ni celle de Norbert Dol, dont le rôle du juge met à l’épreuve, dans cette mise en scène, sa souplesse acrobatique à maîtriser les chutes. Evidemment, une mention spéciale à l’Ulrica d’ Enkelejda Shkosa, dont la voix ne porte pas trace d’usure malgré une carrière de trois décennies, et qui semble s’amuser à incarner cette cousine d’Azucena au milieu de danseurs qui se contorsionnent selon les indications de Jean-Philippe Guilois, plus inspiré pour la chorégraphie du bal, qui épouse clairement le mouvement dramatique et les rythmes.
Au bilan, un succès sans mélange, ovations de stade, et des jeunes dans le public, en minorité, certes, mais aux entractes ils semblaient heureux d’être là. Que demander de plus ?