Toute la difficulté de Un Ballo in maschera, c’est de trouver l’équilibre juste entre la comédie et le pathétique. La nouvelle production zurichoise, mise en scène par Adele Thomas, co-directrice de l’Opéra National du Pays de Galles, réussit cette gageure. Servie de surcroît par un cast de tout premier ordre.
La transposition est astucieuse, annoncée par un rideau de scène en forme d’affiche électorale (et pour nous de clin d’œil vers Lucky Luke) : « Élisez Riccardo comme gouverneur de Boston ». On sera en Amérique à la fin du XIXe siècle. Au début des temps modernes et de l’électrification (les globes lumineux clignoteront parfois – le progrès n’est pas encore tout à fait au point)
Sur l’ouverture, le ton est donné d’emblée avec un rideau se levant sur une salle d’autopsie, ou plutôt un théâtre d’anatomie, sur les gradins de bois duquel se pressent des messieurs en redingotes et hauts-de-forme. Sur la table, un corps recouvert d’un drap, entouré de blouses blanches.
La scène n’est pas macabre, burlesque plutôt : tandis qu’un vieillard barbu s’évente avec son chapeau (à cause de l’odeur), apparaît un prisonnier en tenue rayée (comme les frères Dalton pour rester dans les références BD) entre deux cops, sortis tout droit d’un film de Mack Sennett. On le devine, c’est Renato. Puis voici une femme (trop) éplorée, en robe à tournure violette, à l’image des Bostoniennes du Temps de l’innocence, de Scorsese d’après Henry James, enfin un petit jeune homme dont on voit bien que c’est une femme travestie, le page Oscar, qui apporte sur son bras une redingote grise.
Le cadavre, à peine la balle extraite, soulève ses draps, enfile la redingote, la table d’opération est évacuée, la salle d’autopsie devient arène électorale et Riccardo peut lancer son air d’entrée « La rivedrà nell’estasi » où il chante son amour secret pour Amelia.
Charles Castronovo, avec ses airs de latin lover, s’affronte à un rôle intéressant parce qu’ambigu (comme l’ensemble de cet opéra, chef-d’œuvre formidablement verdien) : il est à la fois un jeune homme pimpant et léger, une manière de Duc de Mantoue, et un homme sincère, amoureux, honnête, profond. Il y faut donc deux voix, et si Charles Castronovo aura sans conteste la voix du lyrisme, de l’effusion, de la gravité, avec de belles couleurs mordorées, la pimpance lui manque quelque peu. Dommage pour cet air d’entrée qui demande de l’éclat et de l’extraversion. On aimerait davantage de projection (mais la voix est sans doute cueillie un peu à froid), d’autant que l’orchestre joue fort.
L’acoustique de Zürich est très claire. Avantage : on distingue tous les détails d’orchestration, l’usage expressif des bois notamment, en revanche on est un peu en déficit de fondu, de rondeur, de chaleur sous la baguette ardente et nerveuse de Gianandrea Noseda. Déjà, dès l’ouverture, on aurait aimé plus d’onctuosité dans les lignes des cordes, – dont l’effectif est peut-être un peu léger d’ailleurs.
La passion et ses ravages
Très vite survient Renato, le bras droit de Riccardo. Le récit de la metteuse en scène est le suivant : Riccardo est un jeune anglais d’une classe supérieure (upper class) venu combattre au côté de Lincoln, puis ayant entamé une carrière politique et appelé pour le seconder son ami Renato, arrivé d’Angleterre avec son épouse Amelia. Tous sont des personnages honnêtes, rangés, bourgeois, scrupuleux, moraux. Et donc victimes désignées pour les ravages de la passion.
George Petean n’a pas de mal dès ses premières mesures à s’imposer comme un superbe Renato. La beauté du timbre, le legato, la conduite de la ligne musicale, la chaleur, une voix longue dont les notes hautes sont franches et fermes, la projection (il passe la barrière de l’orchestre sans coup férir), tout cela est évident. Il y ajoute ce qui signe le grand baryton verdien : l’humanité, l’épaisseur humaine, l’intériorité, le tourment.
Après cet air, « Alla vita che t’arride », où Renato dit sa confiance amicale et politique envers Riccardo (et le prévient d’un complot contre lui), Verdi ose une rupture de ton, d’abord avec le premier air d’Oscar « Volta la terra » où Katharina Konradi avec brio lance ses premières étincelles. La mise en scène en fait un comparse de music-hall ou de cirque (on pense au Lola Montès d’Ophuls) cabotinant au second degré et chantant « au public », avant de lancer une strette finale, traitée dans une esthétique cancan revendiquée, frôlant l’esprit Gaieté parisienne, les hauts-de-forme descendant de leur gradin pour lever la jambe en cadence sur les flonflons de l’orchestre, eux aussi joyeusement assumés.
Une très belle Ulrica
On passe ensuite dans le salon d’Ulrica, diseuse de bonne aventure réunissant ses clientes (bourgeoises en robes à pouf et chapeaux emplumés), autour d’une boule magique clignotante (l’électricité décidément…). Si elle aussi porte une de ces tenues qui tiennent surtout de l’art du tapissier, ses longs cheveux filasses et ses yeux charbonneux suffisent à la rendre étrange. Mais le plus désarçonnant est sans doute le contraste entre la silhouette gracile de Agnieszka Rehlis et les couleurs de contralto de sa voix. Son invocation « Re dell’abisso » aux longues lignes galbées, en contrepoint avec une clarinette dans son registre le plus grave, est impressionnante.
Là encore on regrette une certaine intempérance de la fosse, tant ce timbre est idéal pour ce personnage fantasque. Agnieszka Rehlis est aussi une Azucena, une Amneris, une Brangaene, mezzo-soprano donc, mais avec des frémissements très sombres et des notes graves aisées. Elle bouge sur scène avec vivacité, dessinant une magicienne new look très amusante.
Joueuse, voire débridée, la mise en scène le sera à nouveau, avec l’entrée de Riccardo déguisé en matelot de la Baltique (costume bleu vif et béret assorti), puis l’arrivée de Silvano le marin (un grand costaud en marinière, pantalon à pont et bonnet de docker, truculente prestation vocale de Steffan Lloyd Owen), et enfin l’apparition d’Amelia, venant chercher un remède à l’amour secret qui la tourmente.
S’installe un merveilleux trio entre Ulrica (insinuante phrase évoquant une herbe magique poussant près d’un gibet), Riccardo caché derrière un rideau vert et Amelia, Erika Grimaldi au juste timbre de soprano dramatique, suggérant la douleur profonde du personnage dans sa prière, première apparition (« Consentimi, o Signore ») du thème du gibet. Derrière cette montée en intensité, il y a bien sûr la main très ferme de Noseda, et on sait le verdien qu’il est.
Un cast vocal très équilibré
La fin de la scène sera spectaculaire et drôle avec l’entrée des marins, compagnons de bordée de Silvano, dans la même défroque incongrue que Riccardo. Charles Castronovo, debout sur la table d’Ulrica, sera extraverti à souhait, la voix désormais plus chaude, dans sa chanson « Di’ tu se fedele » et le restera dans un brillantissime quintette « È scherzo od è follia », très équilibré vocalement : les assises de basses des deux conspirateurs, Brent Michael Smith (pilier de Zurich, toujours remarquable) et Stanislav Votobyov (lui aussi membre de la troupe), le ténor un peu cuivré de Riccardo, les couleurs ombrageuses d’Ulrica et les dentelles d’Oscar voletant par là-dessus, la pulsation rythmique de l’orchestre soutenant l’ensemble.
Le final sera tonitruant avec danse des matelots éméchés (un peu too much…) et triomphe de Riccardo porté en triomphe (les dames enthousiastes too much aussi), et le contraste n’en sera que plus grand avec l’austérité de la scène du gibet, qui est bien sûr l’un des sommets de Verdi (« son Tristan à lui », comme dit joliment André Tubeuf).
Le juste poids de tragique
Une simple boiserie bleutée, un globe lumineux en guise de lune, sous lequel passent deux prostituées et leur client, puis une pauvresse à l’évidence stoned… C’est là qu’Amelia vient chercher l’herbe qui l’a délivrera de la passion qui la hante. Beau prélude, ponctué des notes piquées de la flûte, avant un récitatif d’un pathétique poignant.
Soprano dramatique au vibrato expressif, Erika Grimaldi incarne sur les sombres accords de l’orchestre une femme fragile dépassée par un amour fatal. L’aria ensuite, depuis son premier vers, mezza voce, « Ma dall’arrido stelo divulsa », collection de belles voyelles, jusqu’à la cadence finale précédée d’un contre-ut, sera d’un très beau legato, en dialogue avec le hautbois, la conduite vocale se jouant des sauts de notes et des notes graves (jusqu’au la) avant de s’achever sur un beau messa di voce. Surtout Erika Grimaldi donne son juste poids de tragique à ce moment. La couleur de la voix est d’une lancinante mélancolie et prélude à un grandiose duo avec Riccardo.
Un des plus beaux duos de Verdi
C’est là que la voix très chaude de Castronovo trouvera sa plus belle expansion, depuis la violence de son arrivée et de leur embrasement, en passant par le cantabile de l’épisode plus lent (sur « ah crudele, e mel rammemori »), repris par Amelia dans « deh soccordi tu » (avec le contrechant de la clarinette), jusqu’à la strette à deux sur « Oh qual soave brivido ». Tout cela, dans ses variation de tempo, ses rallentandos et ses montées en tension respire sous l’impulsion de Gianandrea Noseda, lui aussi à son meilleur. Formidable duo tout en rebondissements et en frémissements, Erika Grimaldi montant jusqu’au sommet de sa voix, et de quelle sublime manière, sur cette phrase, tout de même extraordinaire : « Ma tu, nobile, / Me difendi dal mio cor – C’est à toi, parce que tu es noble, de me défendre contre mon propre cœur »…
La fin de l’acte, mélodramatique à souhait, restera à ce niveau de tension. Avec le noble trio qu’ils entonneront avec Renato (survenu là pour prévenir Riccardo de l’arrivée des conspirateurs). Théâtre d’action se déroulant à toute vitesse (et là encore entente parfaite entre l’action qui galope et la main ferme de Noseda). On connaît l’histoire : Riccardo fait promettre à Renato de raccompagner cette femme sans chercher à savoir qui elle est sous son voile. Mais le voile tombe… « Sue moglie ! » s’écrient Tom et Samuel, et tout s’achève par un quatuor avec chœur qui fait se chevaucher la stupeur de Renato, la douleur d’Amelia et l’ironie des conspirateurs (avec les ponctuations très jeune Verdi de leurs ah ! ah ! ah ! ah !)
Musicalement la réalisation est superbe : l’étagement des plans sonores, les accents de l’orchestre, l’acidulé des bois, ce festival de voix graves, les ultimes notes hautes d’Amelia, le decrescendo de leur sortie en coulisse.
Le grand style verdien
Non moins superbes au troisième acte, le lamento d’Amelia « Morrò, ma prima in grazia » où le violoncelle et Noseda se mettent à l’écoute de cette cantilène désespérée et des très belles demi-teintes d’Erika Grimaldi, jusqu’à l’impeccable vocalise descendante menant à un nouveau messa di voce parfait ; puis le grand monologue de Renato : le récitatif « Non é su lei, » puissant et vindicatif, puis la longue plainte « Eri tu » sont de nouveaux modèles de chant verdien. La voix est immense et le ton grandiose. Le cantabile sur « O dolcezze perdute ! » est d’une noblesse et d’une émotion constamment tenues. D’autant que, belle image, est entré un petit garçon en chemise de nuit, son ours en peluche à la main, que son père prend sur ses genoux, image d’une quiétude familiale détruite par une passion amoureuse pourtant chaste, mais Renato ne le sait pas.
Une image qui montre bien la justesse de la lecture par Adele Thomas de cet opéra : le drame est d’autant plus authentique que les moments légers sont assumés franchement.
On mentionnera encore le trio de la conjuration (avec le tirage au sort : qui tuera Riccardo ?) où on peut entendre un peu mieux les deux belles voix de basses des conspirateurs, Brent Michael Smith et Stanislav Vorobyov, qui semblent sortir d’un feuilleton d’Eugène Sue (Adele Thomas évoque, elle, un roman gothique) avec leurs hautes silhouettes graphiques et un bandeau sur l’œil de pirate pour Tom.
Castronovo magnifique dans le cantabile
L’autre grand air de Riccardo, « Forse la soglia attinse – ma se m’è forza perderti » faisant pendant à son air d’entrée, montrera Charles Castronovo dans un registre cantabile qui lui convient pleinement. Sur un accompagnement des violoncelles d’abord, puis des couleurs orchestrales finement dosées (l’orchestre semble d’ailleurs jouer moins fort qu’avant l’entracte), on pourra entendre sa voix dans toute son expansion, sa chaleur, de larges phrasés et un style d’une grande élégance.
Quant au bal lui-même, il sera sous un kiosque à musique tournant sans cesse et dans un style Veuve joyeuse assumé (et réussi) avec flots de falbalas aux couleurs de confiserie anglaise (ou galloise), authentique cancan (on disait plutôt chahut à l’époque) et orchestre de coulisses (bel effet). L’air d’Oscar, « Saper vorreste », air à cocottes s’il en fut, brillera de ses trilles, de ses tra là là là (avec de jolis rallentandos) et Katharina Konradi y sera dûment applaudie.
Mais le plus beau sera le dernier duo des deux amants, sur un rythme de danse et un arrière-plan de rires au loin, comme un écho blafard de leur grand duo.
Le coup de feu de Renato y coupera court. Et Charles Castronovo réussira parfaitement la mort du héros… d’abord dans un mezza voce touchant, sur fond de prière avec harpe et voix de femmes au loin, dans une vaste architecture vocale d’une plénitude sonore superbe. Il mobilisera ses dernières forces pour un ultime « Addio » que ponctuera un « Notte d’orror ! » général fortissimo.
Fin fulgurante par un Verdi plus génie théâtral que jamais, et servi ici magnifiquement.