Cette trilogie Monteverdi organisée sur une journée continue (de 11h à 23h) par le Komisch Oper Berlin tient autant du marathon musical pour l’auditoire que de la performance artistique pour les 200 artistes sur le plateau.
Le résultat, d’une grande cohérence artistique, est à la hauteur du projet conduit par la compositrice Elena Kats-Chernin qui a réorchestré les partitions originales pour y introduire une instrumentation et des accords tournés vers d’autres horizons musicaux, le chef André de Ridder qui dirige successivement les trois opéras et Barrie Kosky, le metteur en scène australien, qui propose une lecture en miroir de ces trois œuvres articulées autour du thème récurent de l’amour, pour nous en présenter différentes facettes.
Le pari – réussi – d’offrir trois scénographies différentes, avec des perspectives qui les font se rejoindre, donne aussi à Barrie Kosky l’occasion d’émailler sa lecture de l’œuvre de Monteverdi d’une multitude de références sans jamais tomber dans l’accumulation ou la surenchère.
La légende d’Orphée
La scène ne comporte pas de décor à proprement parlé mais présente une profonde et unique perspective abritant une serre tropicale dans laquelle évoluent les chœurs tantôt en sarabandes effrénées ou en danses villageoises, tantôt en bacchanales suggestives.
L’élément aquatique, omniprésent dans les trois opéras, évoque immanquablement la mort. Le trou d’eau ménagé au milieu de la scène représente le Styx dans lequel Orphée se noie à l’issu de son épopée.
Les costumes, tout comme la réorchestration, se modifient au fil des œuvres ; ils s’adaptent aux différents tourments que l’amour fait endurer aux protagonistes. Avec Orphée il se veut romantique et bucolique, le dieu Amour apparaît ici sous les traits d’un Bacchus sorti tout droit du tableau du Caravage évoluant au milieu de personnages féeriques (faunes, chimères…), tandis que les personnages du monde humain sont vêtus de façon contemporaine. Dans cette lecture, Orphée et Eurydice sont doublés par des marionnettes, empreintes d’une grande tristesse, qui évoquent les tourments qu’ils endurent. La dimension mimée est d’autant plus signifiante que les accompagnements orchestraux des opéras de cette époque ne sont pas aussi expressifs qu’ils le deviendront au cours des siècles suivants, et ce, en dépit des apports d’instruments aux sonorités balkaniques et proche orientales qui émaillent la partition. Les modifications apportées par Elena Kats-Chernin confèrent notamment aux récitatifs des accents exotiques rendant la musique suggestive et intemporelle. Toutefois, la ligne du chant Monteverdien peine à trouver un écho dans cet accompagnement désincarné, rendant leur juxtaposition parfois maladroite. L’exercice est d’autant plus périlleux que le texte est ici chanté en langue allemande.
L’Orphée campé par Dominik Köninger est impressionnant de sensibilité. Sa voix fraîche confère à son personnage toute sa crédibilité et son jeu juste donne le ton aux autres artistes. La maigre partie dévolue à Julia Novikova (Eurydice) ne lui permet pas de s’épanouir pleinement. Le rôle de l’Amour est, tout au long de la trilogie, la pierre angulaire de cette construction scénique. Ce personnage volontairement asexué est joué avec brio par Peter Renz très à l’aise dans une partition qui ne lui réserve cependant pas la vedette. L’émission de Theresa Kronthaler précise et justement placée fait sensation dans ses deux emplois (Sylvia et Proserpine). Le Charon de Stefan Sevenich, moins expressif, apparaît légèrement en retrait. Alexey Antonov présente un Pluton crédible dont l’instrument sonne pleinement en réponse aux imprécations d’Orphée.
Le retour d’Ulysse dans sa patrie
Pour le deuxième volet de cette trilogie, l’orchestre sort de sa fosse et s’installe sur la perspective ménagée à l’arrière de la scène, occupée, quant à elle, par une pelouse inclinée. Cette disposition permet d’atténuer l’aridité chorale d’Ulysse, comparée aux deux autres opéras. L’eau prend ici la forme d’un bassin de divination d’où Pénélope retire des corbeaux morts plantés au bout de flèches tirées par Cupidon. Dans cet ouvrage, amour rime avec toujours.
Ici, l’enrichissement apporté par Elena Kats-Chernin se fait plus ponctuel notamment par la transformation ou l’ajout de mesures qui résonnent désormais avec des sonorités inspirées d’Astor Piazzolla. La basse continue, remplacée par un ensemble d’instruments inhabituels : oud, théorbe et d’autres instruments à corde en provenance d’Afrique et réglée par André de Ridder, est conduite d’une baguette sûre.
Le rôle d’Ulysse tenu par Günter Papendel révèle un artiste très engagé dans sa prestation, ses accents dramatiques et intenses font des merveilles notamment dans les duos qui le confrontent à Télémaque (Tansel Akzeybek) également plein de tonicité vocale, à Pénélope (Ezgi Kutlu) au jeu et à l’expression plus retenus ou à Eumete (Thomas Michael Allen), un fidèle berger à la voix profonde et émouvante. Tandis qu’Ulysse et Pénélope sont vêtus sobrement, les prétendants (Adrian Strooper, Christoph Späth et Tom Erik Lie) sont affublés de vêtements grotesques. Leur jeu égrillard ainsi que leur diction outrancière et forcée suggèrent la passion, certes plus vulgaire, mais également plus charnelle, à laquelle Pénélope refuse de céder. Les personnages au service de la reine (Christiane Oertel et Mirka Wagner) ainsi que les divinités (Jens Larsen, Karolina Goumos) ne déparent pas une distribution homogène. Peter Renz incarne aussi le truculent Iros avec beaucoup de fantaise, au point d’en faire un personnage d’opéra bouffe.
Le couronnement de Poppée
Dans la même disposition scénique que les précédents ouvrages, l’étang – dans lequel Sénèque se suicide par ordre de Néron – représente une nouvelle fois la mort. Le trait d’union entre ces trois éléments aqueux et morbides est figuré par la présence récurrente de bateaux en papier qui flottent sur la surface de l’eau et qui sont successivement mâchés (par Charon), froissés (par Pénélope) et coulés (par Sénèque).
Dans ce dernier volet de la trilogie, les variations instrumentales explorent les domaines de l’accordéon et de la guitare électrique, tout en restant subtilement mesurées. Parfois des accords de cithare mettent une douceur inhabituelle dans le climat musical très normé de la musique baroque.
Le décalage avec l’activité scénique n’en est que plus frappant car, pour Poppée, l’amour se décline sur un mode plus libertin. Le ton est donné, dès l’ouverture, par l’apparition de créatures de la nuit qui ont remplacé les personnages mythologiques dans le chœur. Il se confirme tant par l’omniprésence d’hommes nus sur la scène qui exhibent leur anatomie sans pudeur, que par des saynètes sado-masochistes orchestrées par un Néron (Roger Smeets) dont la perversité du jeu altère sensiblement le chant : harmoniques moins riches que les deux héros précédents et aigus trop ouverts.
Pour l’occasion la divinité de l’Amour (toujours Peter Renz) se pavane sous les traits d’une Marlène Dietrich en robe-fourreau à paillettes et en fourrure blanche, Poppée porte une robe sortie directement d’une boutique de Pigalle et les rôles secondaires sont soit travestis, soit se réfèrent à des séries télévisées contemporaines de la jeunesse du metteur en scène : Drusilla sortie d’Happy days, Octavie en sosie de Barbara Bain dans Mission impossible.
Vocalement, le plateau est remarquable de tenue. Brigitte Geler en Poppée nous gratifie d’une voix certes un peu lisse mais remarquablement ductile. Hélène Schneiderman (Octavie) en impose autant par son timbre profond et somptueux que par son jeu distingué. On retrouve Theresa Kronthaler travestie dans le rôle d’Ottone et Jens Larsen nu dans celui de Sénèque. Tom Erik Lie est déguisé en une nourrice anglaise digne d’un épisode de Chapeau melon et bottes de cuir et Thomas Michael Allen joue Arnalta, qui tient plus de la drag-queen en goguette que de la suivante de l’impératrice. Les autres rôles secondaires sont distribués à des chanteurs déjà entendus au cours de la journée.