Après son désistement, il y a trois jours, de La Femme sans ombre pour raisons de santé, on pouvait s’inquiéter au sujet de la forme de Matthias Goerne dans les 4 ernste Gesänge de Brahms. Ces pièces tirées d’extraits de L’Ecclésiaste, du Siriacide et de La première épître aux Corinthiens étaient ici proposés dans leur version orchestrée – et non dans leur version originale pour piano. L’occasion d’entendre les jeunes musiciens du Verbier Festival Orchestra, dirigés par le chef finlandais Hannu Lintu.
Le moins que l’on puisse dire est que Matthias Goerne semble, dès les premières notes, en pleine forme tant physique que vocale. Les inquiétudes se dissipent d’emblée et le baryton n’aura de cesse de déjouer les réserves qu’on aurait pu formuler. Chantant sans partition, le corps dessinant la ligne mélodique, il nous saisit par le timbre sombre, profond, presque caverneux du « Denn es gehet… » qui, loin de rester dans les tréfonds de la voix du chanteur, se colore soudain dans l’aigu d’une clarté et d’une douceur que l’on n’attendait pas. Ce premier Lied est une succession de couleurs, de dynamiques, et surtout un déroulement ininterrompu d’une ligne dense, pleine, souveraine.
On aurait pu, il est vrai, espérer que certains mots soient mieux mis en relief par la diction du baryton, que le texte soit plus dramatisé ; mais Matthias Goerne semble privilégier l’homogénéité de la phrase, ce qui lui permet de se fondre à l’envi dans le tissu orchestral. La voix tend, au fil du récital, à rechercher davantage de clarté dans l’émission. Il est alors surprenant que le troisième Lied, « O Tod, wie bitter bist du » – le plus tragique du cycle – soit le plus ampli de lumière et de douceur. Choix inattendu mais qui déploie encore la palette de couleurs et de sens offerte par l’interprète.
Ainsi, le dernier Lied, « Wenn ich mit Menschen – und mit Engelzungen redete » bénéficie de toutes ces possibilités expressives et le cycle s’achève sans aucun accroc. Matthias Goerne renonce certes au sol aigu – facultatif, mais traditionnel – de cette dernière pièce, mais il amène les autres aigus avec une maîtrise parfaite : tantôt piano, détimbrés, pleins ou forte, il n’est pas d’obstacle au déploiement mélodique de la phrase.
On se réjouit d’entendre ces 4 ernste Gesänge accompagnés par l’orchestre : autant la version pour piano est austère, autant on perçoit ici tout un monde qui se déploie à partir de l’écriture de Brahms. La partition met particulièrement à contribution les violoncelles et les altos qui jouent, parmi les rangs du Verbier Festival Orchestra, comme un seul homme. Hannu Lintu fait de ses musiciens un bien bel écrin pour la voix, jamais couverte, toujours accompagnée. On aurait parfois apprécié davantage de puissance, ou du moins d’affirmation ; mais l’orchestre était sans aucun doute un formidable partenaire pour le chanteur.
Le programme se poursuit d’ailleurs avec la 9è symphonie de Bruckner, qui permet de mieux entendre les forces vives de l’ensemble, notamment dans un deuxième mouvement où le chef se révèle particulièrement inspiré.
On aurait bien voulu malgré tout un bis de la part de Matthias Goerne, dont les vingt minutes de chant nous ont paru trop courtes : avec un mélodiste pareil, nous n’aurions pas dit non.